Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur village on en trouve trois autres : Baoulou, Ouabo et Kabo, puis la rivière devient ruisseau et les villages s’espacent dans la brousse, très rares et sans nom.

Trois jours plus tard, nous étions de retour à San-Pedro, revenus très vite, par mer, avec le vent pour nous. Sur toute cette dernière partie de notre voyage, de San-Pedro au Cavally, j’ai dû glisser très vite, n’ayant pu retrouver aucun renseignement géographique ni historique. Tout ce qui concerne cette partie de la côte a sombré dans notre catastrophe finale.

Notre voyage sur la côte est terminé. Nous avons été, comme on nous l’avait demandé, de Grand-Lahou à Cavally. Partout nous laissons des amis, des promesses de retour, une réputation de voyageurs généreux. Nous avons fait notre possible pour donner à ces peuples l’opinion que les Français sont doux, entourer notre drapeau de prestige, et j’ose espérer que nous avons réussi.

Reste à revenir par une route différente de celle par où nous sommes venus. Le métier de voyageur cesse ici, et nous devenons explorateurs.

A dater de ce moment, je copie simplement mes notes de voyage jour par jour. Je les ai retrouvées au fond de la seule caisse qui ait été sauvée. Elles sont très incohérentes et sans suite, comme les impressions qu’elles racontent, mais c’est là seulement que je retrouverai les sensations et les sentimens passés, avec leur note vraie, que deux mois de tranquillité m’ont fait presque oublier.


6 mai.

Donc nous allons repartir, et vers le Nord cette fois-ci, vers l’inconnu. Musardou est notre objectif ; c’est une grande ville, visitée en 1868 par un noir libérien, Benjamin Anderson ; depuis, personne du monde civilisé ne l’a jamais revue. De là nous gagnerons, si nous pouvons, ou Sierra-Leone, ou Konakry. Voilà le projet. Quelle sera la réalité ? Car enfin il me reste, pour tout instrument, un Burnier, c’est-à-dire une boussole. Et, se diriger sur un point situé à quatre cents kilomètres, à vol d’oiseau, en traversant une forêt vierge, le tout avec la direction Nord-Sud, et tomber au point donné, c’est un joli hasard.

Les noirs considèrent notre prétention de percer la forêt comme une folie. La vérité, c’est qu’ils ne l’ont jamais tenté, n’y ayant aucun intérêt, et aussi qu’ils ont une peur abominable des peuplades cannibales qui habitent la brousse. Ces excellens anthropophages, les Pains ou Chopmans, comme ils les appellent, leur ont du reste donné un fâcheux échantillon de leur voracité. Il y a deux ans, — une année de misère et de famine, paraît-il, — ils