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en tête-à-tête avec un de ces bons sauriens ; mais, peu rancuneux, les noirs les respectent et nous empêchent de tirer sur eux.

De notre expédition, nous rapportions la certitude que la rivière Fresco n’avait jamais existé que dans l’imagination fantaisiste d’un géographe. L’erreur est fort excusable, du reste, et toute la faute est à la nature qui a fait une apparence d’estuaire où tout le monde doit être pris. A l’est du village, à deux cents mètres avant Fresco, la dune de sable qui borde la mer s’affaisse brusquement au ras du niveau de l’eau. Les vagues franchissent cette faible barrière que forme ce banc de sable avec des sauts énormes. De loin, à voir ces volutes, cette barre furieuse, on jurerait l’entrée d’une rivière au courant violent. Et pour compléter l’illusion, la lagune forme là comme une espèce de lac et lance seulement une de ses branches vers le nord ; c’est au fond de cette branche qu’est Zacaraco et que vient finir cette fameuse lagune qui relie Fresco à Grand-Lahou.

Un grave obstacle s’opposait à notre départ de Fresco pour Kootrou, le village suivant. Depuis plus de deux ans les deux villages sont en guerre et pour rien au monde, les braves guerriers de Fresco ne mettraient le pied sur le territoire de Kootrou. Car c’est une vilaine race que ces gens de la côte, mercantiles sans pudeur, quémandeurs sans vergogne, faux, lâches, cruels, voleurs, ils ont tous les défauts de notre race et toutes nos maladies, sans avoir presque aucune de nos qualités. Donc, nous nous trouvions fort empêchés, nos bagages sur les bras, sans porteurs, sans guides, obligés de passer par la brousse, parce qu’à cet endroit précisément jaillit de terre une falaise de granit tombant à pic sur la côte et faite à souhait pour nous couper le chemin.

Il faut passer outre ; rien n’est sot comme de rester, le nez buté contre un obstacle matériel, à chercher des combinaisons irréalisables. Nos bagages nous gênent ; nous laissons nos bagages à Fresco, à la garde d’un de nos Sénégalais qui répond au nom harmonieux d’Ouali-Djara.

Nous emmenons seulement ce que nos ânes peuvent porter de pacotille et quelques indispensables effets de toilette.

Le 12, à six heures, nous partons. Quelques habitans se sont ravisés, une vingtaine d’hommes armés jusqu’aux dents veulent nous conduire ; ils ont pour la circonstance décroché leurs grands fusils. J’ai vu là des échantillons qui feraient l’envie de bien des collectionneurs.

Huit heures de brousse et de « débroussaillage, » avec des arrêts à chaque pas, des luttes terribles contre des lianes et des racines rebelles ; huit heures pour faire neuf kilomètres !

Puis nous revenons à la côte, la falaise s’affaisse et le sable