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de La Rochefoucauld lui avait dit qu’il recevrait dans la journée un billet de la main même du roi l’appelant le soir aux Tuileries avec M. Corbière. De fait, il recevait en plein dîner chez M. de Castelbajac le billet annoncé : Mme du Cayla avait triomphé ! Et voilà comment une intrigue de cour dénouait toute une situation politique ; c’est ainsi que M. de Villèle se trouvait chargé par le roi Louis XVIII de former un nouveau ministère. Il ne laissait pas d’être embarrassé. Au fond, il aurait préféré entrer au pouvoir avec le duc de Richelieu et quelques-uns de ses collègues, M. Roy que M. Corbière appelait « un dogue couché sur sa caisse, » M. de Serre qui venait de se signaler par la courageuse sincérité de son royalisme comme par l’éclat de son éloquence ; mais les anciens ministres liés d’honneur entre eux déclinaient ses propositions, prétendant rester ou se retirer ensemble. D’un autre côté, il ne pouvait choisir ses nouveaux collègues parmi les royalistes qui avaient voté l’adresse dont le roi avait été offensé. M. de Villèle tranchait alors la difficulté par une combinaison qui n’était ni bien brillante, ni trop compromettante, — gardant modestement pour lui-même le ministère des finances, plaçant le « camarade » Corbière au ministère de l’intérieur et appelant à la guerre le maréchal de Bellune, à la marine M. de Clermont-Tonnerre, aux affaires étrangères M. Mathieu de Montmorency, aux sceaux, un jeune magistrat audacieux et encore peu connu, M. de Peyronnet. C’était l’œuvre d’un homme qui préférait la réalité à l’ostentation du pouvoir — et qui avait commencé par laisser en suspens la question délicate de la présidence du conseil pour éviter de soulever du premier coup de trop vives susceptibilités.

Lorsque ce ministère faisait son apparition, il provoquait plus de surprise et de quolibets que de colère. M. de Talleyrand, cet éternel prétendant au pouvoir, ne lui épargnait pas ses plaisanteries, M. de Sémonville avait son mot piquant : « C’est Monsieur qui escompte son règne ! » M. Royer-Collard, en le voyant passer à sa première entrée dans la chambre, disait dédaigneusement : « Ce sont des pygmées ! » M. de Serre lui-même, qu’on avait vainement pressé de rester à la chancellerie, ne croyait pas à la durée du nouveau cabinet, et comme tout le monde, ne lui donnait pas plus de trois mois de vie, s’il les avait. — Ce ministère allait durer six ans et coïncider avec un changement de règne, avec quelques-uns des événemens les plus sérieux du temps !


CH. DE MAZADE.