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dans une ligue qui, malgré ses meilleures intentions pacifiques, peut l’exposer à devoir faire la guerre soit à la France, soit à la Russie, — la Russie, placée à une énorme distance d’elle, et dont rien, absolument rien, ne la divise ; la France, sa voisine il est vrai, mais à qui la configuration des territoires respectifs interdit de convoiter un seul pouce de terre italienne ?

Ici M. Crispi prend la parole. « Quel intérêt ? Je vais vous le dire, moi, répond-il. L’intérêt que l’Italie a à se jeter dans cette tourmente, c’est la guerre offensive contre son unité, dont la France ne cesse de la menacer en vue du rétablissement du pouvoir temporel des papes. »

Toute la presse italienne, moins quelques journaux appartenant en propre à cet homme d’État, ou s’inspirant de lui, a crié à l’absurde, comme la presse française, j’ajoute même comme la presse anglaise, malgré l’intérêt évident de la politique anglaise à maintenir l’Italie et la France en état de suspicion et de discorde. Pas si absurde qu’on l’a dit pourtant. M. Crispi, au contraire, s’est montré, dans les deux écrits qu’il a envoyés à la Contemporary Review, l’habile homme qu’il a toujours été. Cette revue avait publié, dans la livraison du 1er avril que j’ai citée plus haut, un article qui a produit une profonde sensation en Italie ; et, si la presse italienne en a peu parlé, c’est peut-être parce qu’il y était traité de matières délicates que le code pénal italien punit de peines très sévères[1]. Cet article, qui est un véritable précis d’histoire documentée des trente dernières années de la politique italienne, disait en substance à la monarchie italienne : Vous êtes une monarchie de droit révolutionnaire, et vous liez votre cause à celle des monarchies de droit divin. Vous êtes un produit de l’esprit de libéralisme, et vous vous solidarisez avec des trônes qui ont pour base les principes du despotisme. Vous êtes une expression vivante de l’esprit de latinité et vous forcez l’Italie, cette nation latine par excellence, à se liguer avec une race qui aspire à étouffer la civilisation latine sous le triomphe définitif de la civilisation germanique. Vous reniez ainsi toutes vos origines, et vous vous exposez à en porter la peine. Prenez garde ! Et pour ajouter du poids à l’avertissement qu’il donnait ainsi à la couronne d’Italie, l’auteur indiquait que, si dans la guerre contre la France qui pourrait sortir de ce système d’alliances, cette puissance était victorieuse, elle ne pourrait exiger, comme compensation, aucun territoire italien, faute de raisons, soit politiques, soit militaires, de le convoiter ; qu’elle ne

  1. Article 125 du code pénal : « Quiconque publiquement fait remonter au roi le blâme ou la responsabilité des actes de son gouvernement est puni de la détention jusqu’à un an et d’une amende de cinquante à mille francs. »