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qu’on a pensé avant lui, et note les émotions intimes qui naissent en lui du contact des choses. Comme il est jeune, il a des fusées d’imagination : il a des élans de tendresse et des vivacités de sentiment qui se fondent souvent en mélancolie rêveuse et en douceur attendrie ; car il a trop vécu, trop pensé, et le bouillonnement intérieur se dépense maintenant en contemplations, en regrets et en aspirations plutôt qu’en actes. Mais le bon sens est sur le point de couper cette fièvre, et l’activité pratique va dissiper les rêves morbides : déjà il incline à la logique, à l’analyse ; il s’oriente vers l’éloquence, et l’observation morale prend la place de l’effusion lyrique. Voilà les caractères que je retrouve à des degrés divers, plus ou moins nets ou mêlés selon la diversité des tempéramens et la nature des ouvrages, chez tous les écrivains, poètes ou prosateurs qui se placent entre la Ligue et Richelieu, qui sont venus après la Pléiade et avant l’hôtel de Rambouillet. Nous les apercevrons chez Montchrétien dans deux des plus exquises combinaisons qu’ils aient formées : la poésie de ses Tragédies et la prose de son Traité d’économie politique.


I

Toute la littérature au temps de Henri IV, Malherbe comme Régnier, du Vair comme d’Urfé, François de Sales comme Olivier de Serres aspire à la tranquillité, à la concorde, au travail, contient l’activité politique dans l’obéissance, et le zèle religieux dans l’orthodoxie. À cette clameur pacifique, Montchrétien mêle sa voix : ceux qui ont lu sa biographie ne s’y attendraient guère. Bretteur, aventurier, « bandolier, » et même faux monnayeur, voilà les traits dont ses ennemis l’ont dépeint, et que la naïveté des biographes, bonnes gens, hommes de cabinet, point du tout turbulens ni batailleurs, a presque toujours retracés. Assurément, Antoine de Montchrétien, sieur de Vatteville, ou, disent les malveillans, Antoine Montchrétien, fils d’un apothicaire de Falaise, sans fiel ni héritage, fut un inquiet et remuant personnage. Auteur de tragédies et dédiant ses vers aux dames de Caen, assommé un beau jour par trois hommes, pourfendant un autre jour en duel légitime le fils d’un hobereau, exilé et courant le monde, fondateur d’aciéries sur les bords de la Loire, armateur, économiste, suivant la cour et le conseil du roi, gouverneur de ville, chef de bandes huguenotes et courant la campagne normande jusqu’à ce qu’il soit surpris dans une auberge où il a dîné avec six ou sept compagnons, et qu’un coup de pistolet l’abatte sur l’escalier à quarante-six ans : tous ces accidens font une vie bien désordonnée, toutes ces qualités un caractère bien incohérent. Mais il ne faut pas s’arrêter aux apparences : Montchrétien est moins