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de Charles-Quint, leur antipathie mutuelle s’est révélée de bonne heure. Philippe est de son temps ; Guillaume ne déparerait pas le nôtre. La tolérance dont on lui fait honneur semble toucher de bien près à l’indifférence religieuse. Tour à tour luthérien, catholique, calviniste, quatre fois marié, à une catholique d’abord, à une protestante ensuite, puis successivement à une abbesse échappée du cloître et enfin à la veuve d’une des victimes de la Saint-Barthélémy, abandonnant son fils aîné aux enseignemens de l’université de Louvain, l’exposant même par sa fuite précipitée à ceux de la cour d’Espagne, s’il a jamais connu un fanatisme, ce ne peut avoir été que le fanatisme de la cause nationale. Il aime d’une ardeur sincère le sol injustement foulé par l’étranger, le peuple dont le cœur bat à l’unisson du sien. C’est un grand patriote et un froid chrétien, en dépit de la ferveur apparente de ses prières. Philippe aussi aime l’Espagne ; avant tout il chérit le Dieu dont il se croit, — avec une naïve, disons mieux avec une attendrissante confiance, — le représentant sur la terre. Nul plaisir ne saurait le détourner de sa tâche, nulle épreuve ne le rebutera, nul échec ne le fera douter de la sainteté de sa mission. Le dieu des armées ne lui ménage que des défaites ; il n’en reste pas moins convaincu qu’il est le soldat de Dieu. Le sacrifice d’Isaac ou d’Iphigénie ne l’effraierait pas. Il travaille pour le ciel. Sous ce rapport, il est grand comme tout être qui s’oublie lui-même et qui obéit à une conviction profonde, — grand comme Agamemnon et comme Abraham. Ses facultés sans doute ne sont pas à la hauteur de son zèle ; telles qu’elles sont, il les consacre toutes, sans réserve, sans scrupule, sans tiédeur, au triomphe de la cause qu’il a embrassée. On lui reproche d’avoir été soupçonneux, dissimulé, impitoyable. Comment ne le serait-il pas ? Il vit entouré de trahisons. Son secrétaire intime est le correspondant secret du prince d’Orange ; on lui a dérobé jusqu’à la clé de la cassette où il croit avoir enfermé en toute sécurité ses papiers. Quand l’âme est naturellement religieuse, elle se donne à Dieu avec d’autant plus d’abandon que l’expérience de la vie l’a plus complètement détachée de la créature. Philippe et Guillaume ne se rencontrent que dans un seul sentier, dans le sentier épineux du devoir. Seulement le devoir, ils ne l’entendent pas de la même façon.

Ne prêtons pas à l’homme d’État néerlandais des visées trop hautes, une ambition par trop philosophique. Si grand que soit un homme, il est impossible qu’il ne porte pas dans une certaine mesure l’empreinte du siècle où il a vécu. Faire de Guillaume d’Orange un précurseur de Washington serait tomber dans le plus impardonnable des anachronismes. Philippe et Guillaume