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instrument de guerre ; elle fut aussi, dès le premier jour, un incomparable instrument de trésorerie.

Par quel enchaînement de circonstances peut-on, en quelques années, passer du rêve de la monarchie universelle à l’effacement politique le plus complet ? Quand survient le soulèvement des Pays-Bas, l’Espagne possède encore la première armée du monde, des trésors qu’on serait tenté de croire inépuisables, une flotte à la hauteur de son armée. A partir de Lépante, son dernier succès, rien ne lui réussit plus ; une fatalité implacable semble s’attacher à toutes ses entreprises. Ses trésors, ses vaisseaux, ses soldats s’égrènent comme les grains d’un chapelet dont le cordon viendrait de se briser ; ses meilleurs capitaines ne remportent plus que des victoires inutiles. La grande monarchie de Charles-Quint va s’amoindrissant de jour en jour. Il n’y a que ses colonies, malgré les attaques incessantes dont elles seront l’objet, qui ne participeront pas de longtemps à ce rapide déclin. L’esprit catholique les a trop profondément pénétrées. Contre l’irruption étrangère, la foi des Cortez et des Pizarre demeure encore une impénétrable armure.

Pour la conservation de l’empire ébranlé, cette foi, malheureusement, en Europe ne peut rien. Il s’est rencontré, pour lui tenir tête, une foi non moins robuste, une foi non moins ardente, et, — grand désavantage pour les champions du catholicisme, — une foi qui a compris la puissance de l’épargne et qui saura en faire, comme aux jours d’Israël, une vertu. L’Espagne a trop pris à la lettre la parole de l’Evangile : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » De Marthe et de Marie, ce ne sera point Marie qui triomphera. La victoire des Pays-Bas reste, malgré tout, inexplicable. Les huguenots de France, les protestans d’Allemagne, y ont sans contredit beaucoup aidé. L’honneur définitif n’en revient pas moins à ce peuple héroïque, persévérant, ingénieux, qui trouva le moyen de grandir et de s’enrichir dans la souffrance. On peut lui appliquer le mot du poète latin sur Rome. Il fallait qu’il fût bien nécessaire que la nation néerlandaise vînt au jour pour que la lutte engagée dans des conditions aussi monstrueusement inégales eût un pareil résultat. Quand Dieu l’a résolu, des bandes de klephtes ou des flottilles de gueux peuvent donner à un peuple opprimé une patrie.


II

En l’année 1558, la vieille rivalité de François Ier et de Charles-Quint, recueillie comme un héritage par leurs successeurs, avait dit son dernier mot. La France était abattue ; le comte d’Egmont