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Prault voulut le ramener à Paris, Clermont, qui l’avait pris en goût, déclara qu’il coucherait à Berny. « Ah ! monseigneur, objecte Laujon, mon père, ne me voyant pas revenir, sera inquiet. — Soyez tranquille, je charge Prault de le prévenir que je vous garde encore quelques jours et que je vous ferai conduire chez vous. — Ah ! monseigneur, quelle joie ! mais comme je ne m’attendais pas à tant de bonheur, je n’ai pas apporté mon bonnet de nuit. — Nous vous en prêterons, » s’écrient les gentilshommes du prince, et tous de le cajoler, de lui faire leurs offres de service, en peignant les plaisirs de Berny. Le lendemain, après une partie de chasse, le nouveau favori confesse sa répugnance pour le droit ; vite une lettre du prince déclarant qu’il désire se l’attacher comme secrétaire de son cabinet ; et le père Laujon d’ouvrir de grands yeux, et de s’émerveiller à l’idée qu’une chanson conduit plus vite à la fortune que la profession d’avocat. Pour comble de bonheur, Daphnis et Chloé fut trois mois après représenté à l’Opéra, et si bien accueilli que le roi désigna Laujon comme un des trois auteurs destinés à travailler pour ses petits cabinets. Secrétaire des commandemens du prince en 1750[1], secrétaire général de son gouvernement de Champagne et de Brie, il trouva la même charge, à la mort de son protecteur, auprès du duc de Bourbon, fils du prince de Condé. Dès lors, il organisa toutes les fêtes de Chantilly. La révolution détruisit sa position : bien qu’il n’eût rien amassé, il n’importuna personne, et, dans les heures critiques, il vendait ses livres qu’il rachetait parfois plus cher qu’il ne les avait cédés. Sa femme lui reprochait de chanter encore des chansons : il les composait en cheminant, et les rues devenaient ainsi pour lui les

  1. Il avait eu pour prédécesseurs dans cette charge Moncrif, Pelletier, Delaunai. Moncrif tenait de sa mère une rare habileté à se pousser dans le monde, et ses ennemis prétendirent que Mercure n’avait pas moins qu’Apollon contribué à sa rapide fortune. Sa candidature académique fit surgir nombre d’épigrammes, et voici l’une des plus honnêtes :
    Aux académiciens.
    Si vous ne choisissez Moncriffe,
    Clermont vous montrera la griffe,
    Mais quand Moncrif sera reçu,
    Apollon montrera le…
    Moncrif fut élu le 27 décembre 1733. Tout n’était pas complaisance dans son caractère, mais sa droiture lui servait autant que sa souplesse. Il avait averti la duchesse douairière, mère de Clermont, pour qu’elle empêchât son fils de se faire nommer généralissime en Allemagne et de se ruiner en frais de représentation. Le prince abbé eut vent de ce qu’il regardait comme une trahison, et le congédia. Sa disgrâce tourna au mieux, car il devint lecteur chez la reine et l’homme indispensable, le Malézieu des petits appartemens.