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ne pouvant le déterminer à se lever, il y mourut ! .. Plusieurs militaires de tous grades se brûlèrent la cervelle pour mettre un terme à leurs misères !

Dans la nuit du 9 au 10 décembre, et par 30 degrés de froid, quelques cosaques étant venus tirailler aux portes de Wilna, bien des gens crurent que c’était l’armée entière de Koutousof et, dans leur épouvante, ils s’éloignèrent précipitamment de la ville. J’ai le regret d’être obligé de dire que le roi Murat fut de ce nombre : il partit sans donner aucun ordre, mais le maréchal Ney resta. Il organisa la retraite le mieux qu’il put, et nous quittâmes Wilna le 10 au matin, en abandonnant, outre un très grand nombre d’hommes, un parc d’artillerie et une partie du trésor de l’armée.

A peine étions-nous hors de Wilna que les infâmes juifs, se ruant sur les Français, qu’ils avaient reçus dans leurs maisons pour leur soutirer le peu d’argent qu’ils avaient, les dépouillèrent de leurs vêtemens et les jetèrent tout nus par les fenêtres ! .. Quelques officiers de l’avant-garde russe qui entraient en ce moment furent tellement indignés de cette atrocité qu’ils firent tuer beaucoup de juifs.

Au milieu de ce tumulte, le maréchal Ney avait poussé vers la route de Kowno tout ce qu’il pouvait mettre en mouvement ; mais à peine avait-il fait une lieue qu’il rencontra la hauteur de Ponari. Ce monticule, qu’en tout autre circonstance l’armée eût franchi sans y faire attention, devint un obstacle immense parce que la glace qui le recouvrait avait rendu la route tellement glissante que les chevaux de trait étaient hors d’état de monter les chariots et les fourgons ! .. Ce qui restait du trésor allait donc tomber entre les mains des cosaques, lorsque le maréchal Ney ordonna d’ouvrir les caissons et de laisser les soldats français puiser dans les coffres. Cette sage mesure, dont M. de Ségur n’a probablement pas connu le motif, l’a porté à dire que les troupes pillèrent le trésor impérial.

Dans le Spectateur militaire de l’époque, j’ai également relevé cette phrase de M. de Ségur : « Après le départ de l’empereur, la plupart des colonels de l’armée qu’on avait admirés jusque-là marchant encore avec quatre ou cinq officiers ou soldats autour de leur aigle… ne prirent plus d’ordres que d’eux-mêmes… il y eut des hommes qui firent deux cents lieues sans tourner la tête ! .. » J’ai prouvé que le maréchal Ney, ayant vu tomber dans un combat le colonel et le chef de bataillon d’un régiment qui ne comptait plus que soixante hommes, comprit que de telles pertes s’opposeraient à la réorganisation de l’armée et ordonna qu’on ne gardât devant l’ennemi que le nombre d’officiers supérieurs proportionnés à celui de la troupe.