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second, elle vous bénira, ainsi que votre mère, en considération de laquelle vous avez épargné le seul enfant qui lui reste ! .. »

Cependant, la vigueur avec laquelle les troupes russes avaient été repoussées dans la dernière action ayant calmé leur ardeur, nous fûmes deux jours sans les revoir, ce qui assura notre retraite jusqu’à Malodeczno ; mais si les ennemis nous laissaient un moment de trêve, le froid nous faisait une guerre des plus rudes, car le thermomètre descendit à 27 degrés. Les hommes et les chevaux tombaient à chaque pas, et beaucoup pour ne plus se relever ! .. Je n’en restai pas moins avec les débris de mon régiment, au milieu duquel je bivouaquai sur la neige chaque nuit. Où aurais-je pu aller pour être moins mal ? .. Mes braves officiers et soldats, considérant leur colonel comme un drapeau vivant, tenaient à me conserver et m’entouraient de tous les soins que comportait notre affreuse situation. La blessure que j’avais reçue au genou m’empêchant de me tenir à califourchon, j’étais obligé de placer ma jambe sur l’encolure de mon cheval et de garder l’immobilité, ce qui me glaçait ! .. Aussi mes douleurs devinrent-elles intolérables ; mais qu’y faire ?

La route était jonchée de morts et de mourans ; la marche lente et silencieuse… Ce qui restait d’infanterie de la garde formait un petit carré dans lequel marchait la voiture de l’empereur. Il avait à ses côtés le roi Murat.

Le 5 décembre, après avoir dicté son 29e bulletin, qui jeta la France dans la stupeur, Napoléon quitta l’armée à Smorgoni pour se rendre à Paris… L’empereur, en s’éloignant, confia le commandement des débris de l’armée à Murat, qui, dans ces circonstances, se montra au-dessous de sa tâche. Il faut convenir qu’elle était on ne peut plus difficile. Le froid paralysait les facultés morales et physiques de chacun ; la désorganisation était partout. Le maréchal Victor refusa de relever le 2e corps, qui faisait l’arrière-garde depuis la Bérésina, et le maréchal Ney eut beaucoup de peine à l’y contraindre.


Chaque matin on trouvait des milliers de morts dans les bivouacs qu’on quittait. Je m’applaudis alors d’avoir, au mois de septembre, forcé mes cavaliers à se munir de redingotes en peau de mouton : cette précaution sauva la vie à beaucoup d’entre eux. Il en fut de même des provisions de bouche que nous avions faites à Borisof ; car, sans cela, il aurait fallu disputer à la multitude affamée des cadavres de chevaux ! ..

On serait dans la plus grande erreur si l’on croyait que les vivres manquaient totalement dans la contrée, car ils ne faisaient défaut que dans les localités situées sur la route même, parce que ses environs avaient été épuisés lorsque l’armée se rendait à