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trouvant, malgré ses grandes pertes, le plus nombreux de toute l’armée, était habituellement chargé de repousser les Russes. Nous les maintînmes au loin pendant les journées du 30 novembre et du 1er décembre ; mais le 2, ils nous serrèrent tellement avec des forces considérables, qu’il en résulta un combat très sérieux, dans lequel je reçus une blessure d’autant plus dangereuse qu’il y avait ce jour-là 25 degrés de froid ! ..

Je devrais peut-être me borner à vous dire que je fus frappé d’un coup de lance sans entrer dans aucun autre détail, car ils sont si horribles que je frémis encore lorsque j’y pense ! Mais enfin, je vous ai promis le récit de ma vie tout entière… Voici donc ce qui m’advint au combat de Plechtchenitsoni[1].

Pour vous mettre plus à même de comprendre mon récit et les sentimens qui m’agitèrent pendant l’action, je dois vous dire d’abord qu’un banquier hollandais, nommé Van Berchem, dont j’avais été l’intime ami au collège de Sorèze, m’avait envoyé au commencement de la campagne son fils unique qui, devenu Français par la réunion de son pays à l’empire, s’était engagé dans le 23e, bien qu’il eût à peine seize ans. Ce jeune homme, rempli de bonnes qualités, avait beaucoup d’intelligence ; je l’avais pris comme secrétaire et il marchait toujours à quinze pas derrière moi avec mes ordonnances. Il était ainsi placé le jour dont je parle, lorsque, en traversant une vaste plaine, le 2e corps, dont mon régiment faisait l’extrême arrière-garde, vit accourir vers lui une immense masse de cavalerie russe qui, en un moment, le déborda et l’enveloppa de toutes parts ! .. Le général Maison prit de si bonnes dispositions que nos carrés d’infanterie repoussèrent toutes les charges de la cavalerie régulière des ennemis.

Ceux-ci ayant alors fait participer au combat une nuée de cosaques qui venaient insolemment piquer les officiers français devant leurs troupes, le maréchal Ney ordonna au général Maison de les faire chasser en lançant sur eux tout ce qui restait de la division de cuirassiers, ainsi que des brigades Corbineau et Castex. Mon régiment, encore nombreux, se trouva devant un pulk de cosaques de la Mer-Noire coiffés de hauts bonnets d’astrakan, et beaucoup mieux vêtus que ne le sont généralement les cosaques. Nous fondîmes sur eux, et, selon la coutume de ces gens-là, qui ne se battent jamais en ligne, les cosaques firent demi-tour et s’enfuirent au galop ; mais, étrangers à la localité, ils se dirigèrent vers un obstacle bien rare dans ces vastes plaines : un immense et profond ravin, que la parfaite régularité du sol empêchait d’apercevoir de loin, les arrêta tout court ! .. Se voyant dans

  1. Ou Plechtchenitzy.