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j’étais le dernier Français avec lequel il eût causé, me fit demander des renseignemens sur sa disparition : je ne pus donner que ceux susmentionnés. Alexis de Noailles était un excellent officier et un bon camarade.

Mais cette digression m’a éloigné de Tchitchakof qui, battu par le maréchal Ney, n’osa plus venir nous attaquer, ni sortir de Stakowo de toute la journée.

Après vous avoir fait connaître sommairement la position des armées sur les deux rives de la Bérésina, je dois vous dire en peu de mots ce qui se passait sur le fleuve pendant le combat. Les masses d’hommes isolés qui avaient eu deux nuits et deux jours pour traverser les ponts et qui, par apathie, n’en avaient pas profité parce que personne ne les y contraignit, voulurent tous passer à la fois, lorsque les boulets de Wittgenstein vinrent tomber au milieu d’eux ! Cette multitude immense d’hommes, de chevaux et de chariots s’entassa complètement à l’entrée des ponts qu’elle obstruait sans pouvoir les gagner… Un très grand nombre ayant manqué cette entrée furent poussés par la foule dans la Bérésina, où presque tous se noyèrent…

Pour comble de malheur, un des ponts s’écroula sous le poids des pièces et des lourds caissons qui les suivaient. Tout se porta alors vers le second pont, où le désordre était déjà si grand que les hommes les plus vigoureux ne pouvaient résister à la pression. Un grand nombre furent étouffés. En voyant l’impossibilité de traverser les ponts ainsi encombrés, beaucoup de conducteurs de voitures poussèrent leurs chevaux dans la rivière ; mais ce mode de passage qui eût été fort utile si on l’eût exécuté avec ordre deux jours avant, devint fatal à presque tous ceux qui l’entreprirent, parce que, poussant leurs chariots tumultueusement, ils s’entre-choquaient et se renversaient les uns sur les autres… Cependant, plusieurs parvinrent à la rive opposée ; mais comme on n’avait pas préparé de sortie en abattant les talus des berges, ainsi que l’état-major aurait dû le faire, peu de voitures parvinrent à les gravir et il périt encore là bien du monde…

Dans la nuit du 28 au 29, le canon des Russes vint augmenter ces horreurs en foudroyant les malheureux qui s’efforçaient de franchir la rivière. Enfin, à neuf heures du soir, il y eut un surcroît de désolation, lorsque le maréchal Victor commença sa retraite, et que les divisions se présentèrent en ordre devant le pont qu’elles ne purent gagner qu’en refoulant par la force tout ce qui obstruait le passage ! .. Mais jetons un voile sur ces horribles scènes !

Le 29, au point du jour, on mit le feu à toutes les voitures restant encore sur la rive gauche, et lorsqu’enfin le général Eblé vit