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garde quelques-uns des bataillons encore en ordre, ils eussent facilement poussé cette masse au-delà des ponts, puisqu’en retournant vers Zawniski, et n’ayant avec moi que quelques ordonnances, je parvins, tant par la persuasion que par la force, à faire passer deux ou trois mille de ces malheureux sur la rive droite. Mais un autre devoir me rappelant vers mon régiment, je dus aller le rejoindre.

En vain, en passant devant l’état-major général et celui du maréchal Oudinot, je signalai la vacuité des ponts et la facilité qu’il y aurait à faire traverser des hommes sans armes, au moment où l’ennemi ne faisait aucune entreprise ; on ne me répondit que par des mots évasifs, chacun s’en rapportant à son collègue du soin de diriger cette opération.

Revenu au bivouac de mon régiment, je fus heureusement surpris d’y trouver le brigadier et les huit chasseurs qui, pendant la campagne, avaient eu la garde de notre troupeau. Ces braves gens se désolaient de ce que la foule des rôtisseurs, s’étant jetés sur leurs bœufs, les avaient tous dépecés et mangés sous leurs yeux, sans qu’ils pussent s’y opposer. Le régiment se consola de cette perte, car chaque cavalier avait pris à Borisof pour vingt-cinq jours de vivres.

Le zèle de mon adjudant, M. Verdier, l’ayant poussé à retourner au-delà des ponts, pour tâcher de découvrir les chasseurs gardiens de notre comptabilité, ce brave militaire s’égara dans la foule, ne put repasser la rivière, fut fait prisonnier dans la bagarre du lendemain, et je ne le revis que deux ans après.

Nous voici arrivés au moment le plus terrible de la fatale campagne de Russie… au passage de la Bérésina, qui eut lieu principalement le 28 novembre !

A l’aube de ce jour néfaste, la position des armées belligérantes était celle-ci : à la rive gauche, le corps du maréchal Victor, après avoir évacué Borisof pendant la nuit, s’était rendu à Studianka avec le 9e corps, en poussant devant lui une masse de traînards. Ce maréchal avait laissé, pour faire son arrière-garde, la division d’infanterie du général Partouneaux qui, ayant ordre de n’évacuer la ville que deux heures après lui, aurait dû faire partir à la suite du corps d’armée plusieurs petits détachemens qui, unis au corps principal par une chaîne d’éclaireurs, eussent ainsi jalonné la direction. Ce général aurait dû, en outre, envoyer jusqu’à Studianka un aide-de-camp chargé de reconnaître les chemins et de revenir ensuite au-devant de la division ; mais Partouneaux, négligeant toutes ces précautions, se borna à se mettre en marche à l’heure prescrite. Il rencontra deux routes qui se bifurquaient, et il ne connaissait ni l’une ni l’autre ; mais comme il ne pouvait ignorer