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étant arrivé le 26 vers midi, termina le différend en ordonnant qu’un des deux ponts serait établi par l’artillerie et l’autre par le génie. On arracha à l’instant les poutres et les voliges des masures du village, et les sapeurs, ainsi que les artilleurs, se mirent à l’ouvrage.

Ces braves soldats donnèrent alors une preuve de dévoûment dont on ne leur a pas assez tenu compte. On les vit se jeter tout nus dans les eaux froides de la Bérésina, et y travailler constamment pendant six et sept heures, bien qu’on n’eût pas une seule goutte d’eau-de-vie à leur donner et qu’ils ne dussent avoir pour lit la nuit suivante qu’un champ couvert de neige ! .. Aussi, presque tous périrent-ils lorsque les grands froids arrivèrent.

Pendant qu’on travaillait à la construction des ponts et que mon régiment ainsi que toutes les troupes du 2e corps, attendaient sur la rive gauche l’ordre de traverser le rivière, l’empereur, se promenant à grands pas, allait d’un régiment à l’autre, parlant aux soldats comme aux officiers. Murat l’accompagnait. Ce guerrier si brave, si entreprenant, et qui avait accompli de si beaux faits d’armes, lorsque les Français victorieux se portaient sur Moscou, le fier Murat s’était pour ainsi dire éclipsé depuis qu’on avait quitté cette ville, et il n’avait, pendant la retraite, pris part à aucun combat. On l’avait vu suivre l’empereur en silence, comme s’il eût été étranger à tout ce qui se passait dans l’armée. Il parut néanmoins sortir de sa torpeur en présence de la Bérésina et des seules troupes qui, s’étant maintenues en ordre, constituaient en ce moment le dernier espoir de salut.

Comme Murat aimait beaucoup la cavalerie et que, des nombreux escadrons qui avaient passé le Niémen, il ne restait plus que ceux du corps d’Oudinot, il dirigea les pas de l’empereur de leur côté. Napoléon s’extasia sur le bel état de conservation de cette troupe en général et de mon régiment en particulier, car il était à lui seul plus fort que plusieurs brigades. En effet, j’avais encore plus de cinq cents hommes à cheval, tandis que les autres colonels du corps d’armée n’en comptaient guère que deux cents. Aussi je reçus de l’empereur de très flatteuses félicitations, auxquelles mes officiers et mes soldats eurent une large part.

Ce fut en ce moment que j’eus le bonheur de voir venir à moi Jean Dupont, le domestique de mon frère[1], ce serviteur dévoué dont le zèle, le courage et la fidélité furent à toute épreuve. Resté seul, après que son maître eut été fait prisonnier dès le début de la campagne, Joan suivit à Moscou le 16e de chasseurs, fit toute la

  1. Le général de brigade Adolphe de Marbot, mort en 1844, alors chef d’escadrons au 16e de chasseurs.