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l’établissement des deux ponts, passer ensuite sur la rive droite et se former entre Zembin et la rivière. Le duc de Bellune, partant de Natscha, doit faire l’arrière-garde, pousser devant lui tous les traînards, tâcher de détendre Borisof pendant quelques heures, se rendre ensuite à Studianka et y passer les ponts. Tels furent les ordres de l’empereur, dont les événemens empêchèrent la stricte exécution.

Le 25 au soir, la brigade Corbineau, dont le chef connaissait si bien les environs de Studianka, se dirigea vers ce lieu, en remontant la rive gaucho de la Bérésina. La brigade Castex et quelques bataillons légers marchaient à sa suite ; puis venait le gros du 2e corps. Nous quittâmes à regret la ville de Borisof, où nous avions passé si heureusement deux journées. Il semblait que nous eussions un triste pressentiment des maux qui nous étaient réservés.

Le 26 novembre, au point du jour, nous étions à Studianka, et l’on n’apercevait à la rive opposée aucun préparatif de défense, de sorte que, si l’empereur eût conservé l’équipage des ponts qu’il avait fait brûler à Orscha, l’armée eût pu franchir la Bérésina sur-le-champ.

Cette rivière, à laquelle certaines imaginations ont donné des dimensions gigantesques, est tout au plus large comme la rue Royale à Paris, devant le ministère de la marine. Quant à sa profondeur, il suffira de dire que les trois régimens de cavalerie de la brigade Corbineau l’avaient traversée à gué, sans accidens, soixante-douze heures avant, et la franchirent de nouveau le jour dont je parle. Leurs chevaux ne perdirent pas pied ou n’eurent à nager que pendant deux ou trois toises.

Le passage n’offrait en ce moment que de légers inconvéniens pour la cavalerie, les chariots et l’artillerie. Le premier consistait en ce que les cavaliers ou conducteurs avaient de l’eau jusqu’aux genoux, ce qui néanmoins était supportable, puisque malheureusement le froid n’était pas assez vif pour geler la rivière, qui charriait à peine quelques rares glaçons ; mieux eût valu pour nous qu’elle fût prise à plusieurs degrés. Le second inconvénient résultait encore du peu de froid qu’il faisait, car une prairie marécageuse qui bordait la rive opposée était si fangeuse que les chevaux de selle y passaient avec peine et que les chariots enfonçaient jusqu’à la moitié des roues.

L’esprit de corps est certainement fort louable, mais il faut savoir le modérer et même l’oublier dans les circonstances difficiles ; c’est ce que ne surent pas faire devant la Bérésina les chefs de l’artillerie et du génie, car chacun de ces deux corps éleva la prétention de construire seul les ponts, de sorte qu’ils se contrecarraient mutuellement et que rien n’avançait, lorsque l’empereur