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que me sont venues mes mauvaises pensées. Cette criminelle est l’image de la société d’aujourd’hui. Les uns ont tout ce que peut désirer un palais voluptueux, les autres n’ont rien. Guéris-nous et fais-nous grâce de ton inutile fatras de paroles ; du premier jusqu’au dernier, il n’y a pas autre chose dans tes livres. » Ce penseur aussi génial qu’inconséquent se laissait embarrasser par les objections, et il était infiniment supérieur à ceux qui les faisaient.

Il n’a pu écrire sa morale. Sa santé déclinait et dans les dernières années de sa vie, de cruelles souffrances le mettaient souvent hors d’état de travailler. « Je deviens vieux ; je ne peux plus que me répéter, je n’ai plus la force de rien commencer. Le présent n’est plus pour moi qu’un passé qui se prolonge. » Au surplus, la vivacité de ses passions cérébrales, de ses enthousiasmes, de ses colères, s’était amortie. Il en était venu à penser qu’après tout, il est indifférent de croire ou de ne pas croire, qu’incroyans et croyans obéissent aux impulsions de leur nature, que l’essentiel est de ne pas trop s’occuper de la mort, de ne pas la craindre assez pour ne pouvoir plus jouir de la vie, que les uns y parviennent en se flattant qu’elle n’est que le commencement d’une vie nouvelle, les autres par la pensée qu’ils se survivront dans d’autres hommes et par le prix qu’ils attachent à leurs affections, à leur travail, à leurs devoirs. On avait dit de lui dans sa jeunesse que son nom, qui signifie ruisseau de feu, exprimait bien ce qu’il était. L’expérience, la réflexion, l’avaient singulièrement apaisé.

Il mourut en 1872, à l’âge de soixante-huit ans. Ses obsèques furent l’occasion de la plus imposante démonstration socialiste que Nuremberg ait jamais vue. Son convoi, précédé d’un drapeau rouge, fut suivi de plusieurs milliers d’ouvriers ; il en était venu de Furth et d’autres villes de la Franconie ; un chef du parti prononça son oraison funèbre. Parmi les nombreux prolétaires qui lui rendirent les derniers honneurs, la plupart étaient de ceux qui pensent que, comme la religion, comme la philosophie, le patriotisme, la poésie, l’art, les affaires du cœur et de la tête ne sont rien, qu’il n’y a dans ce monde qu’une question sérieuse, celle de l’estomac. Celui que nous avons qualifié d’incurable idéaliste fut fêté ce jour-là par une foule de matérialistes très pratiques, qui s’étaient persuadé bénévolement qu’il était des leurs. Ainsi s’accomplit sa vraie destinée. Il avait épousé la solitude, elle l’accompagna jusqu’à sa dernière demeure. Quand on aime les arbres, les étoiles, les rochers, on est moins seul au désert qu’au milieu d’une multitude humaine qui vous honore parce qu’elle vous prend pour ce que vous n’êtes pas.


G. VALBERT.