Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hommes pour ce qu’ils sont. Il leur répondait encore : « Que voulez-vous ? J’ai horreur de tout ce qui me gêne ; je ne recherche ni les belles relations ni le commerce des savans. Je veux me rapprocher de l’état de nature et d’innocence originelle. Je ne respire à l’aise que dans mon cabinet de travail ou sous la voûte du ciel, sub divo. » Il écrivait bien des années plus tard : « Il y a beaucoup de choses qu’on n’apprend pas à la campagne, mais on y apprend l’essentiel, l’art d’être sage et heureux. Malgré les privations auxquelles j’ai dû me faire, j’ai mené à Bruckberg une vie tout à fait conforme à mes goûts et riche en jouissances. Une image, un livre, un arbre, une fleur, une pierre, tout me charme, m’enchante, et je trouve à m’instruire en causant avec le premier quidam venu, car je m’entends à découvrir son côté intéressant… Depuis que je suis devenu campagnard, j’ai vécu en paix et en harmonie avec la nature, et ce qui est mieux encore, j’ai appris à penser avec elle. » À la fois incertain et opiniâtre, il était lent à se résoudre ; mais, sa décision prise, il n’en démordait plus, et ses amis perdirent leurs peines. Quelqu’un me disait dernièrement que le sage doit s’arranger pour vivre à Paris et pour mourir en province. Toute réflexion faite, Feuerbach avait décidé que le vrai sage vit et meurt au village.

Il y a des ermites que la solitude exalte et qu’elle porte aux contemplations, aux spiritualités raffinées, aux rêveries extatiques. La solitude eut sur Feuerbach un effet tout contraire. Dans le commerce des pierres, des arbres et des fleurs, ce mystique révolutionnaire se dépouille de son mysticisme, il se dégoûte du panthéisme hégélien, il s’étonne d’avoir pu croire à l’identité de l’être et de la pensée, au grand tout, à cet absolu dans lequel il lui tardait de s’anéantir. Il ne contemple plus avec délices le doux et pâle visage de la mort, il n’en est plus amoureux. Désormais la mort, la vraie mort n’est pour lui qu’un événement naturel, dont nous devons prendre notre parti. Nous sommes les fils de la terre ; c’est la nature qui nous fait naître, c’est la nature qui nous tue, et la nature n’a point de comptes à nous rendre : elle est ce qu’elle est, et il n’y a rien derrière elle, rien au-dessus d’elle. Qu’est-ce donc que la religion ? Hegel avait cru retrouver dans les dogmes chrétiens l’expression imagée de vérités philosophiques, une raison traduite en symboles. La religion n’a rien à démêler avec notre esprit, avec notre pensée ; la religion n’est qu’un rêve, une hallucination du cœur humain ; les dieux qu’il se crée ne sont que l’image vivante non de ce qu’il est, mais de ce qu’il voudrait être, une projection de l’homme dans l’infini, le fantôme de cette félicité chimérique à laquelle nous aspirons, en désespérant d’y atteindre jamais. À cet idéal que l’humanité se fait d’elle-même la religion donne une existence réelle, et quand l’homme adore ses dieux, sans qu’il s’en doute, c’est lui-même qu’il adore. Homo homini deus.