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intime en moi, comment me lasserais-je de contempler ton doux et pâle visage ? » Six ans plus tard, un grand poète italien devait chanter le même air :


Le destin engendra la Mort avec l’Amour ;
Frère et sœur, ils sont nés de lui le même jour.
Fratelli, a un tempo stesso, Amore e Morte
Ingenero la sorte.


Mais si Léopardi glorifie la mort, c’est qu’à ses yeux la vie est un mal, une geôle, un enfer. Ce n’était pas ainsi que Feuerbach l’entendait. Comme la veille et le sommeil, la vie et la mort sont deux grands biens, dont la philosophie nous apprend à sentir tout le prix. L’homme qui savoure le plus la joie de vivre n’est-il pas heureux de s’endormir quand la nuit est venue, et que les étoiles, en ouvrant leurs grands yeux, l’invitent à fermer les siens et à s’en remettre à elles du soin de veiller sur l’univers ? Tirer de sa vie le meilleur parti possible et se préparer joyeusement à n’être plus, c’est toute la sagesse. Cet amoureux était alors optimiste, il le sera moins plus tard.

Son père, dont il respectait l’inexorable bon sens, mais dont il suivit rarement les conseils, lui avait dit : « On ne te pardonnera jamais ton livre, et jamais tu ne deviendras professeur ; fais-en ton deuil. » Cependant son histoire de la philosophie moderne de Bacon à Spinoza, qui parut peu après, lui attira l’estime du monde savant. S’il l’avait bien voulu, il aurait fini par obtenir une place dans quelque université ; mais il s’en souciait peu. Comme il le confessait lui-même, il n’avait aucun goût pour l’enseignement et en général pour les occupations méthodiques, pour les fonctions assujettissants, qui obligent un homme à régler ses heures. Amoureux de sa liberté autant que de la mort, il rêvait de trouver un endroit silencieux et paisible, où il pût vivre, étudier, penser, écrire et rêver à son aise. En 1834, il avait publié un recueil d’ingénieux et spirituels aphorismes, sous ce titre : l’Homme et l’écrivain. Il terminait ainsi son opuscule : « A peine eus-je écrit ces mots, je jetai ma plume, je pris mon Héloïse dans mes bras, je m’élançai avec elle dans une voiture qui nous attendait à ma porte, et en un clin d’œil, l’heureux couple disparut aux yeux du monde. » Il avait trouvé son Héloïse, il l’épousa, et il s’enfuit avec elle au village, à Bruckberg, près d’Ansbach. Durant près de vingt-cinq ans, d’un quart de siècle, il y fut parfaitement heureux, autant du moins qu’on peut l’être ici-bas.

Ses amis déploraient cette fuite ; ils le suppliaient en vain de reparaître parmi les vivans, d’abandonner son Rattennest, son nid à rats. Il leur répondait : « Je ne suis pas fait comme tout le monde, je ne peux vivre comme tout le monde. » Et il se plaignait de cette tyrannie de l’amitié, qui, aussi indiscrète que la haine, se refuse à prendre les