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et il fait passer la pratique avant la théorie. Leibniz avait dit : « Nous sommes nés pour penser ; il n’est pas nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de penser. » Feuerbach enseignera tout au contraire qu’il importe plus de vivre que de penser ou, pour mieux dire, que le genre humain ne doit penser que pour apprendre à mieux vivre, et en cela il ressemblera aux philosophes du XVIIIe siècle, auxquels il se plaignait qu’on le comparât. Pour lui comme pour eux, les idées sont des puissances actives, capables de renouveler le monde, un outil dont on peut se servir pour changer les réalités et les rendre plus raisonnables qu’elles ne le sont. Mais en quoi il diffère d’eux, c’est qu’il dira tout cela en poète. Il ne fait cas que de la philosophie qui agit sur les cœurs autant que sur les esprits, et les images sont la seule langue que le cœur puisse comprendre.

En 1830 parut à Nuremberg un livre anonyme, qui fit grand bruit et dont la première édition fut confisquée ; il était intitulé : Pensées d’un penseur sur la mort et l’immortalité. En écrivant ce livre décousu, mais puissant, empreint d’un mysticisme révolutionnaire, Feuerbach s’était proposé de changer l’idée que les hommes se font de la mort, de leur apprendre à la considérer non comme un passage à une autre vie, comme une étape dans notre destinée, mais comme une vraie mort, une vraie fin ou comme le chemin creux qui conduit au néant. « Nous n’avons pas besoin, disait-il, d’aller au cimetière pour penser qu’un jour nous ne serons plus ; tout objet qui frappe nos yeux nous rappelle que nous sommes des êtres bornés et que tout ce qui a des bornes est indigne de subsister éternellement. Dieu, qui est le Dieu de la nature comme le Dieu des âmes, contient tout en lui, et de même qu’il est le commencement et la fin de toutes choses, il est le commencement et la fin de notre être. »

Cette mort que rien ne suit et qui nous remet dans l’état où nous étions avant de naître, ce n’est pas en philosophe résigné qu’il en parle, c’est en poète lyrique, en enthousiaste, en amoureux. Tous les animaux meurent, mais ils meurent à leur corps défendant ; l’avantage que l’homme a sur eux, c’est qu’il est capable d’aimer la mort. « Celui qui a senti l’amour a tout senti, celui qui connaît l’amour connaît tout. Qu’est-ce que l’amour ? Ce n’est pas seulement une chaleur de vie qui conserve, c’est aussi un feu qui dévore ; aimer, ce n’est pas seulement s’affirmer, c’est se nier. L’amour nous enfante et nous anéantit, nous donne la vie et nous l’ôte ; il est du même coup l’être et le non-être. Tu n’existes que quand tu aimes, mais tu n’es plus en toi, tu existes tout entier dans l’objet aimé ; sans lui, tu ne serais rien, et c’est ainsi que l’amour est à la fois la source de toutes les joies et de toutes les douleurs, le principe de ton être et le principe de ta mort… O mort ! miroir de mon esprit ! reflet divin de mon être ! toi qui m’offres la ressemblance de ce qu’il y a de meilleur et de plus