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pensée : « Nous définirons la nature des balances composées aussi bien dans les balances circulaires (c’est-à-dire poulies et roues) que dans les balances rectilignes. Mais d’abord je ferai quelque expérience avant d’aller plus loin, parce que mon intention est d’alléguer d’abord l’expérience, et puis de montrer avec la raison pourquoi cette expérience est contrainte à agir de cette manière ; c’est là la vraie règle, selon laquelle les spéculateurs des effets naturels ont à procéder. Et bien que la nature commence par la raison et termine dans l’expérience, à nous il nous faut faire le contraire, c’est-à-dire commencer, comme je l’ai dit ci-dessus, par l’expérience et avec celle-ci aller à la recherche de la raison. » — L’intelligible est antérieur au fait qui nous le révèle, ce n’est pas là, chez Léonard, une idée accidentelle, c’est sa théorie constante : — « L’expérience, interprète entre la nature créatrice (artificiosa) et l’espèce humaine, nous enseigne ce que fait cette nature parmi les mortels ; contrainte par la nécessité, elle ne peut agir autrement que la raison, son guide le lui ordonne. » — La nécessité se confond avec la raison. Ce qu’il y a de primitif, c’est l’intelligible, c’est la raison vivante, souveraine, dont la nature est le verbe, la pensée exprimée et visible. Mais la raison, c’est l’esprit humain dans son essence même : par les faits, par la science, nous devons, en dernière analyse, nous retrouver nous-mêmes, du dehors nous sommes ramenés au dedans, des choses par un long détour à la pensée et à ses lois. Savoir, c’est approfondir l’esprit.

Jamais un vulgaire empirisme ne donnera la vraie intelligence des choses : — « La nature est pleine d’infinies raisons qui ne furent jamais dans l’expérience. » — Ce n’est pas tout de constater, il faut comprendre. La science n’est pas le sacrifice de l’intellectuel au sensible, de la personne à la chose, c’est à la raison que reste le dernier mot : — « Les sens sont terrestres, la raison se tient en dehors d’eux quand elle contemple. » — Il faut partir des sens et de leurs données, il ne faut pas s’y enfermer. Des faits, il faut que la raison peu à peu se dégage et qu’au terme l’esprit se retrouve face à face avec l’esprit. Ce n’est ni Bacon, ni Descartes, c’est l’un et l’autre ; c’est déjà Leibniz, pour qui la raison est l’expérience même, mais sortie de sa confusion, développée et distincte. Concilier les contraires, tout embrasser et tout prendre, aller de la réalité à l’idée, de la science à la philosophie, comme par un mouvement insensible qui mène de l’une à l’autre, c’est l’esprit même de Léonard de Vinci dans sa richesse et dans sa grâce.


GABRIEL SEAILLES.