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copie pas. Il relève leurs erreurs, il contrôle leurs affirmations ; Xénophon se trompe, il le constate (come Xenophonle propone il falso) ; Vitruve affirme « que les petits modèles ne sont en aucune opération conformes à l’effet des grands, » il oppose à l’architecte latin l’expérience même qu’il invoque et, par une interprétation plus juste, il en tire la conclusion contraire.


III

Ainsi, Léonard n’est pas hostile aux anciens de parti-pris. Il soumet leurs opinions, comme les siennes, au contrôle des faits. Il profite de leurs recherches, il continue leur œuvre, mais avec une plus claire conscience de la méthode à laquelle ils sont redevables des vérités qu’ils ont découvertes. La seule autorité indiscutable, dont relève Aristote, comme les modernes, c’est l’expérience. Ce que nous pensons n’a d’intérêt que si nous pensons ce qui est ; comment savoir ce qui est, sinon en le constatant ? « L’expérience ne trompe jamais ; ce sont nos jugemens seuls qui nous trompent, se promettant d’elle des choses qui ne sont pas en sa puissance. Bien à tort les hommes se plaignent de l’expérience, avec grands reproches l’accusent d’être menteuse ; elle est innocente (innocente sperienzia), ce sont nos désirs vains et insensés (vani e stolti desideri) qui sont coupables[1]. » Il faut que le jugement n’exprime que le contenu de l’expérience. « Le bon jugement naît de la bonne intelligence (del bene entendere), et la bonne intelligence de la raison (ragione), tirée elle-même des bonnes règles. Quant aux bonnes règles, elles sont filles de la bonne expérience, mère commune de toutes les sciences et de tous les arts. » Telle doit être la marche progressive de la pensée : mise en présence des faits, dans lesquels est comprise la loi générale, elle l’en dégage. L’ensemble des lois générales extraites des faits particuliers et devenues comme vivantes en l’esprit par l’habitude, constitue la raison spéculative et pratique, qui permet tout à la fois d’entendre la nature et d’intervenir dans le cours de ses phénomènes.

Léonard ne se borne pas à recommander d’une façon générale l’expérience ; il reconnaît en elle une méthode, la condition d’une science réelle, efficace, qui donne la puissance des effets par la connaissance des causes. « Les règles de l’expérience sont des moyens (cagioni) suffisans de te faire discerner le vrai du faux,

  1. Dans une première rédaction du même passage, Léonard dit, avec plus de netteté peut être : Se promettant d’elle effetti tali che ne’ nostri experimenti causati non sono. C. A, 151 r°, 449 r° ; J.-P. R., II, § 1153.