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qu’il crée. Consolons-nous : ce que nous ignorons n’était pas sans doute ce qui surtout valait d’être connu. Les œuvres du peintre, ses dessins, ses croquis ; les manuscrits du savant, ses notes prises au jour le jour, voilà les vraies confidences de Léonard, celles qui méritent d’être recueillies. Ses pensées et ses œuvres sont les actions qui ont fait la trame de sa vie : l’homme ne reste pas en dehors d’elles, il s’en dégage dans sa vraie nature, dans le caractère qui a décidé de cette manière de sentir, de ces passions éprouvées ou inspirées par lui, dont nous aimerions à pénétrer l’inconnu.


I

Quand nous voulons exposer l’œuvre scientifique de Léonard, une première difficulté se présente. Par sa méthode, par ses travaux et par ses découvertes, il ouvre, un siècle avant Galilée, l’ère de la pensée moderne. Ses manuscrits contiennent les élémens de la plus vaste des encyclopédies. Mais le monument n’est pas élevé, nous n’en avons que les matériaux multiples et dispersés. La nature du génie de Léonard, la diversité de ses aptitudes, la justesse de sa conception de la science, tout le condamnait à ne laisser que des fragmens, à ne pas achever une œuvre qui est, à vrai dire, l’œuvre sans fin de l’esprit humain. Il portait toujours avec lui un petit carnet sur lequel il consignait des observations de tout genre jusqu’à ce qu’il fût rempli. Les manuscrits que nous possédons sont ou ces carnets mêmes ou quelquefois les extraits des notes les plus importantes qu’ils contenaient : « Commencé à Florence dans la maison de Piero di Braccio Martelli le 22 mars 1508 ; voici un recueil sans ordre tiré de beaucoup de papiers que j’ai copiés ici, espérant ensuite les mettre par ordre à leur place, selon les matières dont ils traitent. Je crains que d’ici la fin je ne répète la même chose plusieurs fois ; ne me blâme pas pour cela, lecteur, parce que les choses sont nombreuses et que la mémoire ne les peut avoir toutes présentes pour dire : ceci, je ne veux pas l’écrire, parce que je l’ai déjà écrit ; et pour ne pas tomber dans cette faute, il serait nécessaire qu’en chaque cas, afin de ne pas me répéter, je prisse soin de relire tout ce qui précède et d’autant plus que j’écris à de longs intervalles[1]. » Ce texte montre que Léonard a relevé parfois ce que ses carnets de notes contenaient de plus intéressant, sans s’astreindre d’ailleurs à un ordre rigoureux, et que ce

  1. Brit.-Mus., I r°. — Jean-Paul Richter, I, § 12. Les douze manuscrits, conservés à la bibliothèque de l’Institut et publiés intégralement par M. Ch. Ravaisson, sont désignés par les lettres A à M. Pour les autres manuscrits, je renvoie aux deux volumes d’extraits publiés et classés par M. Jean-Paul Richter.