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qu’il faisait en emportant votre madone, car un tableau pareil, c’est de l’or en barre !.. une fortune, une grande fortune !.. et pas seulement pour le prêtre, mais pour le bedeau, pour le paysan, enfin pour tout le pays !.. Les gens s’amassent autour de l’autel,.. et l’argent s’amasse avec !.. Ah ! ce Sorok ! il vous a bien joués tous !.. car il est bedeau de Tersow, lui, et pas bedeau de Busowiska !.. Maintenant que le tableau est chez lui, il vous fera la nique à tous !.. et ça sera bien fait !..

Ces paroles si claires, qui ramenaient la question des hauteurs mystiques où elle était montée dans le domaine du positif, produisirent l’effet désiré. Les argumens indiscutables du malin soldat pénétraient comme un acier tranchant dans ces cervelles cupides de paysans et impressionnaient les plus sceptiques et les plus indifférens ! Makohon, l’ex-sacristain de l’église brûlée, qui, enfoncé dans son coin, avait gardé jusqu’à présent le silence d’un coupable, se redressa tout à coup frappé à l’idée que, loin d’être en faute, il était au contraire une dupe !.. Oui, lésé, sacrifié aux intérêts d’ autrui !.. victime de la plus noire trahison !.. Car n’était-il pas, lui, l’unique homme d’église de Busowiska ?.. Qui donc, plus que sa personne dans le village, était volé, pillé, dépouillé de toutes les richesses et prérogatives que lui aurait procurées la garde de cette image miraculeuse !.. Ah ! s’il pouvait tenir en ce moment ce traître de Sorok, avec quelle joie il l’étranglerait de ses mains !

— Si c’est comme ça, cria-t-il, eh bien, il faut aller la reprendre !.. notre madone !

Pylipko éclata d’un mauvais rire :

— Imbécile que tu es !.. il est facile de donner !.. mais plus difficile de reprendre !.. Crois-tu que les gens de Tersow sont aussi sots que nous autres ? Ils ne la lâcheront point !..

— Il faut la reprendre !.. il faut la reprendre, cria la foule d’une seule voix.

— Allons !.. allons, vous autres !.. en route pour Tersow !..

— Oui !.. oui... à Tersow, répétèrent les femmes et même les enfants !

— A Tersow, hurla Nasta, en s’arrachant aux mains qui essayaient de la retenir, et comme une furie, elle s’élança en avant.

La foule s’ébranla aussitôt, ramassant dans son ardeur tout ce qui se trouvait sur sa route, bâtons, pieux, fléaux, et jusqu’à des haches.

Seul, Pylipko, jugeant prudent de ne point s’aventurer dans la bagarre qu’il avait provoquée, prétexta que son caractère militaire lui ordonnait de garder la neutralité, et resta au village. Cependant, avant de laisser partir ses concitoyens, il crut de son devoir de leur