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LA MADONE DE BUSOWISKA.

ces membres tordus dans les convulsions de la mort, ces plaies béantes et ces cœurs percés de glaives sanglans, on songeait involontairement à cette ténébreuse figure du Christ de Novogorod, si noire, si terrifiante, et au bas de laquelle se lisent ces mots : « Homme, regarde comme ton Dieu est terriblement Dieu ! »

Avant même d’avoir interrogé le vieillard, les paysans comprenaient que le riant tableau de Nasta, qui ressemblait plutôt à une fenêtre ouverte sur un coin de ciel bleu, était bien loin de ces icônes fantastiquement étranges dont on ne s’approchait qu’avec recueillement, les yeux baissés, en se frappant la poitrine encore et encore...

Décidément, ce n’était pas une vraie icône ! Au reste, toutes les madones byzantines connues étaient réunies dans la cellule : il y avait Notre-Dame du Sommeil étendue sur un drap mortuaire, la Source vive, assise près d’un puits autour duquel se pressait une foule de princes, de monarques, de grands personnages, coiffés de couronnes et de hautes mitres, et puis une Vierge, plus splendide encore que toutes les autres, le front ceint d’un diadème de pierres précieuses, et les épaules enveloppées d’un manteau étincelant de tsarine !.. Mais aucune de ces reines du ciel ne tenait à la main une serpette et n’était revêtue d’une grossière chemise de paysanne.

Le peintre et le sacristain, s’étant approchés du vénérable moine, lui exposèrent, au nom de la députation , le sujet de la discorde, seulement, dans leur fièvre, ils se contredisaient constamment, de sorte que le pauvre vieux ne parvenait qu’à grand’peine à saisir ce qu’ils attendaient de lui. A la fin pourtant, une phrase particulière ayant subitement frappé son oreille, ses yeux reprirent un semblant de vie, une petite flamme pâle jaillit de ses prunelles bleues et, faisant un violent effort pour rassembler ce qui lui restait de mémoire et d’intelligence, il parla ; mais sa voix était bredouillante et sénile, il entremêlait ses discours de termes techniques et de sèches formules auxquelles son auditoire ne comprenait goutte, et souvent il confondait le point principal avec les détails insignifians.

— Non, jamais je n’ai vu de madone semblable à celle dont vous parlez, disait-il en chevrotant, et vous devez faire erreur, vu qu’il n’en existe pas de cette espèce et il ne peut pas en exister, car, comme vous le savez, il y a peinture et peinture, et la meilleure est celle de l’ancien peintre Korsunski, parce qu’il peignait toujours dans le plus pur style byzantin... Moi, dans mon temps, j’ai essayé autant que j’ai pu de l’imiter, et je priais, je pleurais beaucoup, et demandais à Dieu qu’il me permît de faire de bonnes peintures, pas sacrilèges surtout, car vous devez savoir que les peintures peuvent être de grands sacrilèges, et la Vierge dont vous parlez,