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toute différente de celles qu’on voit dans les autres églises, et qu’elle ne ressemble en rien à ces vierges sombres qui se détachent sur un fond incrusté d’argent et couvert d’ex-voto ?

— Du reste, vociférait Sorok, tolérer une toile pareille dans une église est un péché mortel !.. C’est la perte, la mort de vos âmes !

— C’est une honte, une infamie, un crime contre l’intérêt public, ajoutait Kurzanski. La paroisse de Busowiska sera-t-elle un sujet de scandale pour le pays entier ? Il n’y a qu’une chose à faire, c’est de jeter dehors ce tableau profane !

L’agitation finit par gagner le village et trouva même quelques oreilles complaisantes dans le clan des paysannes que l’épithète de « femme de peine » donnée à la madone avait légèrement refroidies et qui surtout étaient jalouses de l’auréole dont le front de cette mendiante de Nasta était désormais entouré.

Le maire, un homme paisible, redoutant surtout le scandale, tâchait de calmer les esprits.

— Comment toucher à un don qui a été signé et accepté ! Jamais, je ne permettrai une chose pareille… du reste, le clergé seul décidera, il faut attendre son jugement.

— Oui, s’écria avec empressement le dyak Sorok ; que le clergé nous prête ses lumières, allons consulter le père Mitrofane !

Cet avis ayant été adopté par la plupart des membres de la fabrique, il fut décidé qu’une députation serait envoyée au couvent de Lavrow pour demander conseil au vénérable religieux, doyen des peintres de l’école byzantine.

Le père Mitrofane était, en effet, un très saint personnage qui dans son temps avait beaucoup pratiqué la peinture. Lui seul donc pouvait trancher sans appel un différend aussi compliqué. C’était un vieillard extrêmement âgé, bien des gens prétendaient même qu’il avait dépassé les cent ans, car les plus vieux cultivateurs du pays ne se rappelaient pas l’avoir connu autrement que grisonnant déjà. Il vivait dans la pénitence et la prière, aimé et vénéré du peuple. Maintenant, il était très cassé et faible comme un enfant, ne sortait presque jamais de sa cellule et ne peignait plus du tout.

La députation le trouva revêtu d’une longue robe toute blanche, sa barbe de neige lui descendait jusqu’à la ceinture et son corps était tremblant, comme le feuillage d’un peuplier.

Aux murailles de sa cellule étaient accrochées une grande quantité de toiles qui prouvaient que le vénérable ascète appartenait à l’antique école purement byzantine du mont Athos. Toutes se distinguaient par leur aspect lugubre. Littéralement, elles donnaient le frisson. Les Christs, loin d’inspirer la pitié, c’eût été un blasphème, éveillaient la terreur, faisaient naître dans l’âme une crainte indicible. Devant ces faces sombres, blafardes, ces chairs morbides.