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LA MADONE DE BUSOWISKA.

ce tableau, dont le village entier avait jusqu’à présent ignoré l’existence, fit une grande impression, et la cerkiew ne désemplissait pas de fidèles et de curieux. Aussi l’ex-bedeau Makohon, qui avait fait don à l’église d’une serrure et d’une clé, s’était-il de son plein gré préposé aux fonctions de portier et passait sa journée à ouvrir et à refermer dévotement la porte.

Mais c’était surtout le cœur des femmes que la Madone avait conquis.

Elles comprenaient, avec leur subtile flair féminin, que cette vierge moissonneuse était en quelque sorte l’apothéose de leur humble vie laborieuse, et leur âme se remplissait d’une ardente gratitude pour cette vierge qui, elle aussi, avait peiné et souffert. L’admiration des hommes était plus froide, c’est justement ce qui charmait le plus les femmes qui leur causait au contraire une impression pénible. Cette Madone leur paraissait trop humaine, elle était trop leur pareille pour qu’ils éprouvassent vis-à-vis d’elle ce respect intense qu’ils professaient pour leurs images religieuses habituelles.

Rassemblés autour de la vierge sainte, ils se regardaient sournoisement entre eux en hochant la tête, mais sans formuler leur pensée...

Sur ces entrefaites, le célèbre auteur du Grain de sénevé, après avoir signé un contrat avec la commune de Busowiska pour l’entreprise des peintures et des dorures de la cerkiew, arriva. Son entrée fut saluée comme celle d’un souverain. Il portait un costume de « monsieur » de la ville et avait l’air très dédaigneux , il traita de son haut le maire et les membres de la fabrique, et l’on remarqua qu’il ne parlait autrement de lui-même qu’à la troisième personne comme s’il ne s’appartenait déjà plus, mais faisait partie des célébrités de l’histoire contemporaine. Ainsi, il disait : « Kurzanski fait ceci, » — « Kurzanski fait cela, » — « Kurzanski ne cause pas avec tout le monde , Kurzanski a été invité à déjeuner chez le wladyk (évêque uniate). »

Il s’achemina vers la cerkiew en triomphateur. Sous le porche, Makohon, son trousseau de clés à la main, l’attendait le front incliné.

Aussitôt entré, le premier mouvement du peintre fut de se tourner vers l’autel de Nasta, qui se détachait en pleine lumière, mais à peine eut-il jeté les yeux sur la Madone qu’il s’écria avec indignation :

— Qu’est-ce que cela signifie ?.. Que veut dire ce scandale ?..

Et sans s’inquiéter de la sainteté du lieu, ni du respect qu’il devait au comité de la fabrique, il cracha violemment par terre.

Sorok, le sacristain, son beau-frère, qui marchait sur ses talons,