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imagination, à leurs fantaisies, au risque d’égarer ceux qui les écoutent et qui les prendraient au mot. Certes, lorsque M. le ministre de l’instruction publique inaugurait, il y a quelques jours, les vacances par le discours qu’il a adressé en pleine Sorbonne à la jeune population des lycées impatiente de liberté, il a parlé avec élégance, avec finesse et même parfois avec élévation. lia prodigué les bonnes paroles et les bons conseils. Il a parlé de tout, de l’enseignement moderne qui n’est ni l’enseignement classique, ni l’enseignement spécial, de l’idéal qui doit relever les cœurs, de la paix du monde, de l’état de l’Europe qui impose à tous les peuples des armemens formidables et démesurés. Soit, c’est le thème inévitable ! Seulement on ne voit pas bien à quel propos M. le ministre de l’instruction publique s’est cru obligé de proclamer, avec une autorité officielle, que « l’état militaire, par ses nécessités de subordination passive de toutes les volontés à la volonté d’un seul, est contraire au génie des institutions politiques de la France. » Le grand maître de l’université nouvelle y a-t-il bien songé ? D’abord, il n’est pas sûr que cette discipline, ennoblie par le patriotisme, ne soit point un frein salutaire, plus nécessaire encore dans une vaste et libre démocratie que sous tout autre régime. Si le service universel et obligatoire a une valeur morale, c’est justement parce qu’il soumet tous les Français à la même règle, à ce viril apprentissage de l’obéissance à des chefs qui tiennent leurs titres de commandement de leurs services et de la loi dans un intérêt commun ; mais de plus, on en conviendra, c’est une étrange manière de faire aimer par une jeunesse au cœur chaud, à l’esprit prompt, cette vie militaire à laquelle elle sera appelée demain, et si l’on voulait aller plus loin, ce serait aussi une singulière façon de recommander l’institution républicaine que de la représenter comme incompatible par son génie avec les nécessités de la défense nationale, avec une des conditions de la grandeur de la France. M. le ministre de l’instruction publique aurait pu décidément se dispenser peut-être d’exprimer en pleine Sorbonne une opinion hasardée qu’il peut, s’il le veut, avoir comme philosophe, mais qui n’est point assurément l’opinion d’un homme de gouvernement à l’heure où nous vivons. Car enfin, où veut-on en venir ? quelle impression peut garder le pays, quand on lui dit au nom de l’Etat que la démocratie n’est pas faite pour subir les contraintes du service, cette « immobilisation des forces humaines, » tant de « dépenses improductives, » et quand, le lendemain, on lui impose la dure loi de l’armement universel, des charges accablantes et toujours croissantes ? Que pourrait-on répondre au soldat indiscipliné qui dirait que l’obéissance est « contraire au génie des institutions ? » Le plus clair est que ces théories humanitaires, si on les prenait au sérieux, ne pourraient que mettre la confusion dans les esprits, et, si elles ne sont qu’une fantaisie, elles ne sont pas faites pour une assemblée de la jeunesse.