Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/946

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ressemblent pas. Bach l’emporte par l’austérité, et, si je puis dire, par l’intériorité du sentiment ; Beethoven, par l’éclat pathétique, la grâce ou l’horreur du décor, peut-être, aussi par la pensée, ou l’arrière-pensée philosophique. L’hicarnatus et le Crucifixus de Bach expriment la douleur à des degrés inégaux, mais la douleur tous deux. Bach a d’un seul regard embrassé le double mystère, et ce regard est triste. Incarnatus. Dès ce premier mot, il voit et il plaint le Fils de Dieu se faisant le fils de la femme, revêtant notre pauvre chair pour qu’elle tremble dans une étable et saigne sur une croix.

Hugo, ce me semble, a parlé quelque part


Des gammes, chastes sœurs dans la vapeur cachées,
Vidant et remplissant leurs amphores penchées.


Au lieu de gammes, ce ne sont que des notes ici ; mais l’image demeure juste. Deux par deux elles se penchent en effet, pareilles à des urnes de deuil incessamment répandues sur les douleurs divines. Et le même dessin se répète toujours, et les appoggiatures se suivent, prolongeant à l’infini les dissonances plaintives. L’effet du Crucifixus est le même, porté à son comble : même forme d’ailleurs et presque même rythme ; sur des harmonies encore plus navrantes, même dialogue des voix se renvoyant avec terreur les paroles funèbres. Pas un instant pendant ces deux morceaux Bach ne sort de lui-même ; au contraire, il s’enfonce en son âme, il s’y enferme, et c’est d’un regard tout intérieur qu’il contemple et qu’il adore les mystères inouïs.

Devant la crèche du moins, Beethoven s’est montré plus sensible que le vieux Bach au charme de la vie, aux grâces de l’enfance. Il rappelle d’abord le miracle, tout simplement et sans commentaire, par une sorte de plain-chant non-seulement respectueux, mais émerveillé. Puis, de cette phrase à peine achevée les premières notes reviennent, reviennent encore, et peu à peu, toute la mélodie s’épanouit. Au-dessous tremblent des accords légers ; plus haut une flûte égrène ses trilles d’argent. Ex Maria,.Maria, Maria virgine. Trois fois, avec une douceur angélique, les voix saluent Marie par son nom ; une lointaine psalmodie leur répond, et cette page exquise, tableau d’autel et paysage à la fois, baigné dans la sonorité, j’allais dire dans la lumière, la lumière blonde d’uneH4nuon-ciation d’Italie ou d’une Adoration des bergers.

Ce n’est pas tout ; voici les mots décisifs : et homo factus est. Là où Bach avait eu pour le Christ peur et honte de notre nature, Beethoven ne tremble ni ne rougit. Il affirme hardiment le mystère, et dans l’Incarnation il ne veut voir, au lieu d’une humiliation de Dieu, que le suprême honneur de l’humanité.

Le Crucifixus ne pouvait être plus poignant que celui de Bach ; mais