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d’Elfinn s’en est allée en tourbillonnant, et ce fils de roi paraît un pauvre esclave. Pourtant sa tristesse est plus puissante que ta joie, et il y a en lui une force qui te vaincra. Car l’amour seul est roi ! » Fahelmona répondit d’un ton railleur et enjoué : « Pour me vaincre, au moins devrait-il être aussi éloquent que son barde ! — Il le sera ! » répliqua Taliésinn.

Bientôt après, Elfinn se trouvait loin de sa femme, à la cour de Maëlgoun où son père l’avait envoyé. Le roi Maëlgoun était orgueilleux, tyrannique et hautain. Un jour, devant toute la cour, il se mit à vanter la reine, son épouse, affirmant qu’il n’y avait point au monde de femme qui eût autant de beauté, de grâce et de vertu. Elfinn se leva et dit : « Un roi ne devrait lutter qu’avec un roi, mais j’affirme que pour ces trois choses ma femme Fahelmona est au moins l’égale de la reine. Vous pouvez en faire l’épreuve. » Irrité de ce défi audacieux, Maëlgoun fit jeter Elfinn en prison et ordonna à son fils Matholvik de se rendre auprès de Fahelmona pour tenter de la séduire.

Quand le fils de Maëlgoun vint la trouver, Fahelmona, exaspérée par sa longue solitude, se rongeait d’ennui et de mauvaises pensées. Elle reçut avec de grands signes de joie le prétendu messager de son époux et le fit asseoir à côté d’elle. Cependant, quand Matholvik, dans un discours tortueux, tissé de mensonges et de flatteries, conta qu’Elfinn était devenu infidèle à sa femme et qu’il la répudiait pour épouser la propre sœur de Matholvik, Fahelmona devint pâle de colère et s’écria toute frémissante : « Je savais qu’il était faible et lâche ! Pourquoi l’ai-je épousé ? »

A ce moment, la harpe, que Taliésinn avait suspendue dans la chambre pour veiller sur la femme de son maître, poussa un long gémissement. Une corde haute se rompit ; et dans le cri de la corde, la femme d’Elfinn entendit deux fois son propre nom : Fahelmona ! comme si son bien-aimé l’appelait d’un cri de détresse. Elle en eut une telle douleur et un tel effroi qu’elle perdit connaissance. Matholvik profita de son évanouissement pour couper une longue boucle de ses cheveux bruns et s’enfuit.

Quand Fahelmona reprit ses sens, Taliésinn était debout devant elle : « Pourquoi, dit le jeune barde, as-tu cru ce menteur ? Pourquoi as-tu trahi l’âme royale d’Elfinn mon maître ? Personne n’est plus doux, plus grand, plus fort que lui. Tu n’as pas connu son cœur, parce qu’il est silencieux et ne sait qu’aimer. Elfinn, en ce moment, est en prison pour toi ; Ellinn va périr pour ton honneur ! — Prouve-moi donc qu’il ne m’a pas répudiée comme un lâche ! dit Fahelmona affolée et partagée entre deux sentimens contraires. — Viens avec moi, dit Taliésinn, et tu verras ; le temps presse. — Ils montèrent sur deux chevaux et partirent au galop.