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l’anneau de l’éternel amour ! C’est la conscience, la foi, l’espérance divine ! Ne brise pas la chaîne céleste ! » Si forte devint cette voix que Merlin dit tout haut : « Fée trompeuse, éternel mirage, femme d’en bas, c’est bien assez de m’avoir pris mon roi, mon peuple, ma gloire terrestre et toute ma vie. Tu veux encore me voler mon âme avec tes larmes ! Tu ne l’auras pas ! Radiance m’appelle. Je m’en vais finir ma vie dans quelque solitude avec ma harpe. Au fond de moi-même, je retrouverai mon ciel, et dans un autre monde mon génie. »

À ces mots, Viviane se redressa avec un soubresaut de druidesse en furie : « Ce sera donc le néant que je trouverai avec un autre, avec Mordred, dit-elle. Il m’aima jadis ; c’est moi qui l’ai repoussé. J’ai le pouvoir de l’arracher à la reine ; il viendra… et ce baiser d’oubli, ce baiser foudroyant que tu cherchais en moi, c’est lui qui l’aura, et moi j’y trouverai la mort ! »

Cette menace jetée avec une passion extrême troubla Merlin. Il se représenta la belle fée s’abandonnant aux bras de Mordred, et il en ressentit la torture d’une jalousie aiguë. Les yeux de Viviane dardaient un feu si sombre, sa voix frémissait d’un désespoir si violent, son corps exhalait une énergie si terrible, que les sens de Merlin en furent bouleversés. La compassion, se mêlant aux flammes de la jalousie, vint amollir toutes les fibres de son cœur et fondre en pitié sa volonté d’airain. « Je ne veux pas cela ! » s’écria Merlin en saisissant la main de Viviane. Elle répondait avec une fureur croissante : « Trop tard ! trop tard ! A moi Mordred ! » Alors Merlin, oubliant tout, glissa l’anneau de Radiance au doigt de la fée.

Aussitôt un grand calme se fit en elle. Une vie nouvelle entra dans ses veines. Elle se redressa lentement, passa les mains dans ses cheveux dénoués et sourit. En même temps, il parut à Merlin que le meilleur de sa vie s’échappait hors de lui pour aller à Viviane, et que sa mémoire s’enfuyait par les brèches ouvertes de son être. Sûre maintenant de sa puissance, la magicienne prit l’enchanteur dans ses bras, regarda au fond de ses yeux et murmura l’incantation du grand oubli que lui-même lui avait enseignée. Il voulut résister au charme terrible dont le fluide l’envahissait, mais il n’avait plus ni force ni volonté… Une fois encore l’image de Radiance glissa devant son regard brisé… puis s’effaça comme une lueur dans un nuage. Alors se sentant défaillir, il s’abandonna. Viviane heureuse tenait sa proie. Trois fois, son baiser triomphant tomba sur les yeux, tomba sur la bouche de l’enchanteur. Aussitôt un voile épais roula sur les yeux aveuglés du prophète ; une mer d’oubli envahit son cerveau, noya ses membres, — et le ciel disparut avec ses étoiles et ses génies.

Ce jour-là même, le vieux Taliésinn, assis avec ses disciples au