Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/894

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux, ils restèrent en suspens, au bord d’un gouffre, n’osant s’y jeter…

Soudain, Merlin leva la tête et tressaillit. Un vol de corbeaux passa, suivi d’une clameur formidable, comme la fanfare confuse d’une bataille lointaine. — Arthur ! Arthur ! ce cri dominait tous les autres. Haletant, furieux, désespéré, il déchirait les airs comme l’agonie de tout un peuple qui ne veut pas mourir. Enfin, il expira en un long gémissement, et les échos de la forêt répétèrent : —Arthur ! Arthur ! Palpitante d’angoisse, Viviane se serra plus fort contre Merlin. Mais il la repoussa d’un geste subit, et se dressa tout droit, les bras levés, aspirant l’air. Et, sur le mortel silence des bois, une voix aérienne murmura très haut dans l’espace : — Merlin ! qu’as-tu fait de ta harpe ? Merlin ! qu’as-tu fait de ton roi ? Et Merlin frissonnant, éperdu, s’écria : — A moi Radiance ! à moi ma harpe ! Quand il jeta les yeux autour de lui, il resta stupéfait. Viviane, la tour, le bosquet, tout avait disparu. Il était seul au bord de la fontaine, et sa harpe n’était plus là. Du fond de l’eau monta un sanglot voluptueux : — Adieu, Merlin, adieu ! ., adieu ! .. Affolé, il se pencha sur la source. Dans le miroir sombre, il ne rencontra que son visage défait et son œil hagard. Alors, Merlin, plein d’épouvante, prit sa tête avec ses deux mains, et, s’arrachant les cheveux, il s’enfuit à travers la forêt sauvage.

Les historiens bretons racontent qu’à cette époque Mordred, le neveu d’Arthur, s’enfuit en Écosse avec la reine Genièvre, entraînant dans sa révolte les Pictes et les Scots. Arthur eut le dessous dans une première bataille. Dans la seconde, il fut rejoint par Merlin ; mais la déroute fut plus complète encore. Le roi périt dans le combat ; son corps disparut sous un monceau de morts ; personne ne le retrouva, pas plus que sa fameuse épée. Les légendaires ont transporté l’un et l’autre dans l’île d’Avalon. Quant à Merlin, accablé du désastre, assailli de remords et de fantômes furieux, il devint fou. On l’accusa de la défaite ; Gildas le maudit publiquement en l’appelant fils du diable et magicien pervers. Le peuple qui avait divinisé le prophète triomphant jeta des pierres au prophète battu. Et l’on vit ce spectacle effrayant : l’élu des bardes, l’inspirateur d’Arthur, le prophète de l’épée victorieuse errant à travers champs comme un insensé, redemandant sa harpe aux forêts, invoquant tour à tour Lucifer et Dieu, Viviane et Radiance, mais abandonné de son génie et de ses voix divines. C’est alors qu’il rencontra sa vieille mère, la pauvre Carmélis, qui vivait inconnue dans une retraite profonde. Elle seule n’avait pas cessé de croire en lui, elle seule essaya de le consoler en lui disant : « Mon fils chéri, expie ta faute, souffre ton martyre en silence, mais