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mon Dieu dans les trois mondes, je pénétrerai le mystère de l’Au-delà. Pour savoir, pour vibrer, pour jouer sur les cordes des âmes, je mets en gage mon corps, ma vie et ma raison !

— Ah ! tu es bien le fils de Lucifer ! dit Gildas en détournant les yeux avec indignation. Pervers, va ton chemin ; l’Église ne peut plus rien pour toi ! » Et il s’en alla plein de souci pour son autorité et de colère contre le rebelle.

La nuit avait envahi la lande. Merlin monta sur la pierre de l’épreuve et entendit le chœur des bardes qui s’éloignaient invoquer pour lui les génies solaires, dont les ailes blanches et transparentes se vivifient dans les océans du feu céleste. Leur chant se perdit au cœur de la montagne, sous la grotte tournante, comme le murmure lointain des flots qui se retirent, et la montagne elle-même semblait clamer d’une voix toujours plus profonde : « Dors, enfant des hommes, dors du sommeil des inspirés et réveille-toi fils des dieux ! »

Bientôt la lande fut envahie par les brumes ; elles s’étiraient en longues bandes sur la pierre de l’épreuve et finirent par l’envelopper tout à fait. Merlin crut y distinguer des formes grimaçantes et diaboliques, pêle-mêle avec des fées ravissantes. Dormait-il ou veillait-il ? Parfois il sentait sur sa peau le frôlement de corps fluidiques comme des ailes de chauve-souris. Bientôt une tempête furieuse balaya la lande maudite. Merlin se cramponna à la pierre pour n’être pas renversé par l’ouragan. Alors, une forme altière et ténébreuse sortit du sol. Une étoile blême tremblait sur sa tête et sa lueur mourante éclairait à peine un front superbe creusé de rides volontaires. Une main de géant s’appesantit comme un roc sur l’épaule du dormeur et une voix creuse lui dit : « Ne me reconnais-tu pas ? — Non, balbutia Merlin, saisi d’un mélange d’horreur et de sympathie. Que me veux-tu ? — Je suis ton père, l’Ange de l’abîme, le roi de la terre et le prince de l’air. Je t’offre tout ce que je possède : la science terrestre, l’empire des élémens, le pouvoir sur les hommes par la magie des sens. — Me donneras-tu aussi la science de l’avenir, la connaissance des âmes et le secret de Dieu ? — Ce chimérique empire n’est pas le mien ; j’offre la puissance et la volupté dans le temps. — Alors, tu n’es pas l’esprit que j’ai invoqué sur la montagne. Plus hauts sont mes désirs, je ne te suivrai pas. — Présomptueux ! tu ne sais pas ce que tu refuses ; un jour tu l’envieras. Mais malgré moi, tu m’appartiens. Par les élémens dont tu es pétri, par tes attaches mortelles, par l’effluve igné de la terre qui court dans tes veines, par les courans magnétiques de l’atmosphère, par le désir qui brûle en toi, tu es mon fils. Quoique tu m’aies renié, je te laisse un souvenir de moi ; un jour, tu en comprendras la force et la magie. » La