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voudrais voir l’Ange tombé, le Maudit, celui qui souffre sans espoir. » Aussitôt elle fut plongée dans l’abîme. L’Ange proscrit lui apparut, voilé d’un nuage sombre, beau comme une comète qui traîne sa lueur sinistre. Au sommet de son front, scintillait une étoile rougeâtre. Le noir serpent de la mort qui étreint les mondes, les hommes et les créatures s’enroulait trois fois autour de ses flancs. Ses yeux ténébreux dardaient le désir inassouvi en longs éclairs pourprés. En même temps s’en échappaient, comme de pâles diamans, les larmes d’une douleur éternelle. Ces larmes étaient le souvenir du ciel perdu : et lentement des mondes obscurs, des âmes tristes en naissaient.

— Qui es-tu ? dit Carmélis.

— Je suis celui qui ne s’est point courbé devant l’Éternel. Je suis celui qui veut être et savoir par lui-même ; je suis le Révolté et le Maudit. Et pourtant sans moi la terre et les mondes visibles ne seraient pas. Je supporte la colonne de l’espace et du temps. Je suis le roi de l’air et du monde inférieur. Je porte la lumière dans les ténèbres. Tous les bannis du ciel, tous ceux que leur destin force à s’incarner sur terre, errent dans mon royaume. Je suis le tentateur, et les âmes ont besoin de passer par mon crible pour remonter. Les souffrances que je cause sont nécessaires à la vie de l’univers, mais j’en souffre au centuple. L’exil des âmes est temporaire ; le mien est éternel.

— Pauvre archange tombé ! dit Carmélis ; je prendrai une de tes larmes et je la porterai à tes frères les archanges qui sont les verbes vivans d’Elohim. En voyant cette larme, ils auront pitié de toi.

— Non ; ils ne peuvent rien pour moi. Mais puisque tu aimes celui qui brave la souffrance, veux-tu sauver une âme qui erre pourchassée dans le royaume de l’air, en l’adoptant comme un fils ?

— Oui, je le veux, parce que je t’aime ! dit la dormeuse imprudente dans un cri de sympathie.

— Eh bien, tu me reverras ! dit le prince de l’air en s’effaçant comme un météore.

Une nuit, Carmélis dormait à demi d’un sommeil agité dans sa cellule de nonne. Elle vit entrer un pèlerin courbé sur son bâton, le visage caché par son capuchon. Il semblait épuisé ; il demanda asile d’une voix humble et suppliante. — Eh bien, couche-toi sur ces dalles, dit Carmélis sans crainte, et repose-toi. Il s’agenouilla devant elle, comme pour une prière fervente. Mais peu à peu, il sembla à Carmélis que cette forme de moine agenouillé perdait ses contours arrêtés. Était-ce un corps solide ou une ombre ? Elle grandit vaporeuse, se redressa lentement, et, rejetant le froc, du