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maîtres n’avaient donné que des cognées sans trempe. Leurs bras étaient raidis, des lambeaux de chair tombaient de leurs mains écorchées. Ils pleuraient et disaient qu’ils aimeraient mieux mourir que de vivre d’une vie pareille. L’âme du jeune Patrice s’émut d’une immense pitié. Il résolut de convertir l’Irlande à la foi chrétienne et de l’affranchir de l’esclavage, si jamais il recouvrait sa liberté. Cependant, à mesure qu’il songeait à son entreprise, l’obstination des rois et la puissance des druides se dressaient devant lui comme une montagne. Il songeait que lui-même n’était qu’un misérable esclave et se décourageait. Un soir, il s’endormit près d’un grand feu, à côté des bûcherons qu’il avait soignés et consolés en leur parlant de son Dieu. Il vit Satan, comme un géant sombre, qui roulait sur lui une énorme montagne noire pour l’écraser. Involontairement il songea au plus puissant des prophètes et cria : « Élie ! Élie ! » La montagne se dissipa comme une fumée, et de l’horizon, il vit Jésus marcher vers lui. Sa figure était d’une blancheur éclatante et surnaturelle ; ses mains le bénissaient, sa face resplendissait, et de son cœur royal partit un rayon de feu qui frappa le cœur de l’esclave Patrice et le remplit d’une félicité céleste. Quand Patrice s’éveilla, le feu s’était éteint ; les bûcherons étaient partis ; le soleil levant perçait la forêt humide de rosée et ses premiers rayons doraient les fougères inclinées. Une grande certitude, que rien dans la suite ne put lui enlever, inonda son âme comme un torrent de lumière. Il se leva et dit : « Enfin, je l’ai vu de mes yeux ; je l’ai reçu dans mon cœur ; c’est lui ; le Christ vient à mon aide ! Maintenant, je suis libre, et je rendrai libres mes frères ! »

Une nuit, il rêve d’un navire que le vent pousse sur la côte d’Irlande. En même temps, une voix lui crie à plusieurs reprises : — « Retourne dans ton pays, ton navire va mettre à la voile ! » — Il se lève en sursaut et s’enfuit à travers champs. Enfin, il aperçoit la mer, et, tout près du rivage, le navire sauveur qu’il avait vu en songe appareillait. C’étaient des marchands faisant voile pour la Bretagne. Patrice les supplie de l’emmener. Ils refusent d’abord durement, puis étonnés, touchés de sa confiance, le rappellent et le font monter à bord. Cette évasion subite, à laquelle Patrice se sentit poussé par une force irrésistible, lui valut la liberté après une série de nouvelles aventures. Repris par des pirates, il fut revendu en Gaule. Des amis le reconnurent et le rachetèrent. Il se retira alors au monastère de Lerins pour se préparer à son apostolat. Car les douleurs des enfans d’Érin étaient restées au fond de son cœur et « l’émeraude des mers » le rappelait.

Saint Patrice mit trente ans à convertir l’Irlande. Il le fit sans avoir besoin du martyre, par la persuasion de sa parole et le