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Commencé en juin 1778, le théâtre de Trianon s’achevait en juillet 1779, et sans parler des meubles, tentures, frais de menuiserie, coûtait la somme de 141,200 livres 4 sous 8 deniers. Marie-Antoinette allait pouvoir se livrer à son goût favori, celui qui, après la musique, persista le plus ; car, de toutes les passionnettes, courses de chevaux, danses, jeux, fêtes champêtres, bals de l’Opéra, qui hantèrent cette âme, si frêle et futile avant l’auréole du malheur, la comédie qu’elle ne comprenait guère, la musique qu’elle entendait mieux, furent seuls durables. Assez indifférente aux choses de l’esprit, elle protège avec discernement les compositeurs allemands, italiens et français, pensionnant impartialement Gluck et Piccini, encourageant Grétry. Quant à son théâtre, il a en quelque sorte une double physionomie. Bien avant qu’elle ne monte elle-même sur les planches, car je ne compte pas une tentative secrète, du vivant de Louis XV, de concert avec ses belles-sœurs et beaux-frères, la Comédie-Française et la Comédie italienne sont fréquemment appelées à la cour ; puis la Montausier obtient la permission de s’installer avec sa troupe à Versailles et le privilège de suivre le roi dans toutes ses résidences. En un seul trimestre, la Comédie italienne joue treize fois, la Comédie française vingt-cinq fois, ce qui, à raison de 650 livres par séance, représente 24,050 livres. Tout d’abord, Louis XVI manifestait beaucoup de répugnance contre les spectacles, mais en flattant son faible pour les parades et les parodies[1], on parvint à le désarmer. La comédie lui inspira même une critique ingénieuse des courses de chevaux dont se montraient férus le comte d’Artois et les jeunes seigneurs, à l’imitation des Anglais. Ce prince avait engagé et perdu des sommes considérables sur un cheval, tandis que le roi n’avait voulu risquer qu’un écu de 3 livres, disant qu’il était père de famille de 25 millions de sujets. À quelque temps de là, les comédiens français venant représenter Don Japhet d’Arménie, Louis XVI recommanda aux coryphées de la cavalcade de reproduire les mines de son frère et de la reine à la course de Fontainebleau, et, afin de mieux assurer la ressemblance, il les fit lui-même répéter. Ceux-ci exécutèrent si bien la consigne que Marie-Antoinette et son beau-frère se reconnurent aussitôt ; mais

  1. En 1777, on donne la parodie de l’opéra d’Ermelinde, du ballet de Médée et Jason, la Princesse A E I O U, parade tellement salée qu’on répandit le bruit qu’il avait fallu recourir aux poissardes les plus fortes en gueule pour styler les acteurs. Et les gazettes d’ajouter que ces dames sollicitaient une pension avec un titre analogue au privilège qu’elles avaient eu de travailler aux plaisirs de la cour.