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aveugle, mais toujours charmant et charmeur, s’éprend pour elle d’une véritable passion, va la voir tous les jours, lui confère une autorité despotique sur sa maison, la compare dans ses lettres à Hélène pour la grâce, et affirme que Molière, par la force de la métempsycose, a élu domicile dans sa personne : par un raffinement de délicatesse assez étrange, il lui propose à chaque instant des parties avec un jeune homme pour lequel il a démêlé la très tendre amitié de Mlle Cordier-Delaunay. C’est de l’amour clairvoyant et plus qu’indulgent, mais la sagesse, la raison ne vont-elles pas plus souvent à entretenir d’aimables erreurs et à faire durer un attachement qu’à poursuivre une stérile et désolante vérité ? Dès que le charme est fini, que devient l’opéra d’Armide ? Un débris de palais détruit, une senteur de lampes qui s’éteignent ? « Est-il rien de si amusant que vous ? écrit Chaulieu. Est-il rien de si amoureux que moi ? ., qui jamais autre que vous a fait son amant fidèle et constant par le récit de ses friponneries ? .. Combien de choses ai-je à vous dire ? L’esprit s’épuise, mais le langage du cœur est intarissable. J’ai lieu de croire que vous ne vous ennuyez pas avec moi : appelez cela coquetterie, penchant, goût, plaisir, sympathie, volupté, amour, passion, amusement, amitié, je vous laisse le choix des armes et des noms. » De tout un peu : Mlle Delaunay, qui croyait avoir appris de la vie qu’on n’aime que soi, et que l’héroïsme de sentiment n’est qu’une production de l’imagination que le cœur sans cesse désavoue, Mlle Delaunay s’abandonnait alors à ce plaisir exquis : être aimée de quelqu’un qui ne compte plus sur soi et ne prétend rien de vous. Et toutefois, certaines lettres de l’abbé laissent supposer que sa flamme tendait plus loin ou plus bas que le platonisme ; les hommes de ce temps-là ne désarmaient pas volontiers et se souvenaient des vertes vieillesses des patriarches. Ne se plaint-il pas un jour que ses chaînes sont trop douces ? Une absence, un caprice, une jalousie, tout peut les rompre. Et de conjurer son idole de mettre quelque chose entre eux qui les empêche de se séparer jamais. Il voudrait faire son bonheur, qu’elle fasse un peu le sien, car tout n’est qu’un commerce dans la vie. Mais peut-être l’Anacréon français habillait-il du costume de l’amour une amitié passionnée, tandis que sa partenaire procédait tout autrement dans les Mémoires où elle a pris soin, selon sa propre expression, de ne se présenter qu’en buste.

Rien de plus attrayant que ces Souvenirs, de plus fin que ses jugemens. Ressorts des machines, spectacles des coulisses, jeu des acteurs, son propre jeu à elle-même, elle analyse tout d’un style net, rapide, élégant, avec une ironie voilée que tempèrent le goût et je ne sais quelle indulgence faite de désabusement, de philosophie pratique et de dédain. Mêmes qualités éclatent dans