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l’empire de la bagatelle, s’entendre comparer à la reine Christine ou à Vénus, devenir un des premiers personnages de la monarchie, et, pour y parvenir, ne pas craindre de mettre le feu au milieu et aux quatre coins du royaume, voilà ses deux idées fixes, sa volonté bien arrêtée. — « Elle a de la hauteur sans fierté, remarque Mme de Staal-Delaunay, le goût de la dépense sans générosité, de la religion sans piété,.. beaucoup de connaissances sans aucun savoir, et tous les empressemens de l’amitié sans en avoir les sentimens. » — À ses yeux, il y aura toujours deux torts impardonnables, la mort ou l’absence : présent, il faut payer de sa personne, faire sa partie dans le concert, car Sceaux n’est pas un hôpital, et sa passion dominante est la multitude, une société de quarante personnes lui semblant à peine le particulier d’une princesse. À force de traiter son mari comme un nègre, de lui reprocher l’honneur qu’elle lui avait fait, elle, petite-fille du grand Condé, en l’épousant, elle le rend petit et souple, le jette malgré lui dans la ridicule conspiration de Cellamare : le pauvre duc du Maine avait la bonté de craindre qu’elle ne devînt folle, sans doute parce qu’il vit s’affaiblir avec l’âge la raison de M. le prince, son père. Un jour qu’il se croyait mort, ce dernier en concluait fort logiquement qu’il ne devait plus manger, et son médecin dut employer un subterfuge pour l’empêcher de suivre son syllogisme jusqu’au bout ; parfois, métamorphosé en limier, il poursuivait de ses aboiemens un cerf imaginaire, et, à Versailles, tout ce que la majesté du roi-soleil obtenait dans ces crises, c’est qu’il se contentât de remuer les mâchoires comme un chien qui japperait sans voix.

Autour de la Nymphe de Sceaux s’empressent gens de cour et beaux esprits[1] : le duc de Nevers, les duchesses d’Estrées et d’Albemarle, la duchesse de La Ferté, cette fantasque créature qui se vantait devant Mme de Staal d’être la seule qui eût toujours raison, jouait à la campagne au lansquenet avec ses fournisseurs et s’excusait de les tricher ; « mais c’est qu’ils me volent ; » — la présidente Dreuilhet qui éternue si drôlement ses chansons ; un jour, malgré qu’elle soit très souffrante, l’altesse sérénissime la force de chanter dès la soupe, « parce que, objecte-t-elle naïvement au président Hénault, il n’y a pas de temps à perdre, cette femme peut

  1. La mode des sobriquets, empruntée aux académies d’Italie, florissait depuis longtemps déjà. Dans tel salon, on les empruntait à la mythologie ou au roman ; dans tel autre, on prenait des noms d’oiseaux ; à Sceaux, la fantaisie surtout avait part à leur choix. Genest s’appelle l’abbé Pégase ou l’abbé Rhinocéros, à cause de son nez énorme ; le duc du Maine, le Garçon ; ses fils, le prince de Dombes et le comte d’Eu, les Deux Garçonnets ; Mlle Adélaïde de Nevers, Api ; le duc d’Albemarle, fils naturel de Jacques II, le Major ; Malézieu, le Curé ou Euclide. On reprit, pour la société de Mme du Maine, le gracieux surnom dont on avait salué les adorateurs de Ninon de Lenclos : après les Oiseaux des Tournelles, les Oiseaux de Sceaux.