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paraissent guère, jusqu’ici, avoir réussi à combler cet abîme. Aussi les peuples civilisés n’ont-ils plus à lutter que les uns avec les autres : à armes à peu près égales, à la vérité, car toute invention faite chez l’un d’eux ne tarde pas à être reproduite chez tous, parce que la science y est au même degré d’avancement. En raison de ce fait, les perfectionnemens mêmes que la science apporte chaque jour à l’art de la guerre sont devenus la garantie d’une paix plus prolongée.

Cette garantie ne résulte pas seulement de la similitude de nos cultures matérielles ; elle est surtout la conséquence morale de la parité de nos cultures scientifiques. La science et ses grands résultats sont maintenant mis en commun, par l’effet de ces sentimens élevés et philosophiques qui font concourir tous les savans à la recherche de la vérité, pour le bien général de l’humanité. La science est amoureuse d’unité et d’harmonie. C’est surtout ce lien moral et intellectuel, établi par la science entre les peuples, qui a rendu la guerre de nos jours plus rare et moins cruelle. Quels que soient les incidens et les antagonismes nationaux du temps présent, il n’en est pas moins évident pour le penseur que les peuples civilisés, par suite du progrès des sciences et de l’industrie, tendent vers une organisation démocratique commune, déjà accomplie dans l’Amérique du Nord. Espérons que cette organisation ne tardera pas à embrasser l’Europe moderne, que les armes savantes ne seront désormais employées que pour assurer la protection de la civilisation et que nous verrons luire le jour tant désiré de la paix et de la fraternité universelles !


Ultima Cumæi venit jam carminis ætas,
Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.


Les Grecs et les Romains, après avoir poussé l’art de la guerre à sa perfection, avaient bien eu le même rêve, au temps de Virgile, et ce rêve s’était réalisé : la pax romana, née de l’emploi de la force matérielle, n’avait pas tardé à s’étendre sur leur univers. Pourquoi la science, qui est une force moderne d’un ordre supérieur, n’aurait-elle pas la même efficacité ? pourquoi nos neveux n’auraient-ils pas aussi la fortune de voir réaliser nos illusions ?


M. BERTHELOT.