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né d’une vague intuition de ses mérites efficaces. Mais l’opinion n’a pas encore compris complètement ni l’étendue des services rendus par les hommes qui s’occupent de science pure et désintéressée, sans chercher à en tirer un profit immédiat et personnel par des applications directes ; ni la reconnaissance que leur doit l’humanité ; ni surtout l’intérêt que la société aurait à leur assurer sans compter ces ressources de travail et ces moyens d’action, dont elle a toujours fini par être récompensée au centuple.

L’histoire des matières incendiaires et explosives fournit des exemples frappans de tels services, en raison des ressources que ces matières n’ont cessé de fournir aux peuples civilisés : je ne dis pas seulement dans leurs luttes, trop souvent fratricides, mais surtout contre les sauvages et les barbares.

Dès le début, l’invention du feu grégeois a sauvé Constantinople de deux invasions redoutables : celle des Arabes, qui allaient compléter, une génération après Mahomet, la conquête de l’empire byzantin, et celle des Russes, qui descendaient à leur tour du Nord pour en réaliser la destruction. A ce moment, de telles invasions auraient peut-être amené la perte presque complète des monumens écrits de la civilisation grecque, demeurés jusque-là étrangers à l’Occident barbare. Bien plus, on ne saurait dire ce qui serait arrivé de la civilisation occidentale elle-même, si elle avait été pressée du côté de l’Orient par l’invasion musulmane, en même temps que celle-ci pénétrait en Occident jusqu’à Rome et jusqu’à l’intérieur de la Gaule.

La découverte de la force explosive de la poudre à canon a produit des résultats plus étendus encore ; car c’est à l’emploi des armes à feu que sont dues la conquête de l’Amérique et la domination, graduellement étendue, des races européennes sur les autres peuples. Les armes et les explosifs modernes ont accru encore cette prépondérance, non-seulement par la supériorité de ces armes elles-mêmes, mais plus encore par la nécessité de connaissances supérieures pour en assurer le maniement et la conservation. Sans doute le premier nègre africain venu, s’il est discipliné, pourra mettre en œuvre un fusil à tir rapide, qui lui est vendu tout garni de ses munitions. Mais il est incapable de fabriquer lui-même ces munitions, aussi bien que d’entretenir ou de réparer une arme, qui ne tardera guère à devenir impuissante entre ses mains.

L’inégalité entre les peuples barbares et les peuples civilisés était assez faible, dans l’antiquité, pour avoir rendu possibles les invasions barbares et la destruction de l’ancienne culture. Mais l’abîme qui sépare ces peuples est aujourd’hui devenu infranchissable. Même les nations demi-civilisées, tels que les Chinois, ne