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découverte fut l’un des premiers fruits militaires de la chimie naissante., Son efficacité, reconnue par la destruction des flottes des Arabes et des Russes, le mystère qui en entoura longtemps la fabrication, enfin les exagérations intéressées des Byzantins, qui le mirent en œuvre et furent les seuls à s’en servir pendant quatre ou cinq cents ans, tout contribua à l’entourer d’une sorte d’auréole de terreur, qui a traversé les âges et est venue jusqu’à nous : — « Ce feu, dit Constantin Porphyrogénète, a été révélé par un ange au premier empereur chrétien, avec injonction de le réserver pour les seuls chrétiens et de ne l’enseigner jamais à aucune autre nation. » — Le traître qui le révélerait devait être dépouillé de toute charge et dignité, déclaré anathème et infâme et livré au plus affreux supplice. Pour appuyer cette interdiction par l’intervention de la justice divine, l’auteur ajoute que l’un des grands de l’Empire, gagné par des présens, ayant communiqué ce feu à un étranger, fut brûlé par le feu céleste à l’entrée de l’église.

L’historien Lebeau, reproduisant sans critique les contes des gens de Constantinople (Histoire du Bas-Empire, t. XIII, p. 103), expose gravement que « le feu grégeois brûlait dans l’eau ; il dévorait tout ; ni les pierres, ni le fer même ne résistaient à son activité. Lorsqu’on se servait d’arbalètes ou de balistes, on en jetait alors une prodigieuse quantité, qui, traversant l’air avec la splendeur de l’éclair et le bruit du tonnerre, embrasait avec une horrible explosion des bataillons, des édifices entiers, des navires. »

On attribua, même la propriété inextinguible, non-seulement à la composition incendiaire, mais aux embrasemens qui en provenaient. D’autres ajoutent, ce semble sans fondement historique sérieux, que des plongeurs attachaient ces feux à la quille des navires.

Au moment des croisades, les chevaliers latins qui combattaient en Syrie et en Égypte eurent à lutter contre le feu grégeois, dont le secret s’était répandu chez les musulmans. L’emploi de ce procédé scientifique, contre lequel la force brutale et la supériorité des armes manuelles étaient impuissantes, leur inspira un extrême effroi. Joinville décrit avec une épouvante naïve les effets du feu grégeois, projeté sur les soldats de saint Louis en Égypte par les Sarrasins. C’était là, aux yeux des hommes de ce temps, un artifice infernal et magique, contraire à la loyauté. On trouve l’expression du même sentiment dans l’Arioste, lorsqu’il raconte comment Roland, après avoir vaincu le brigand qui se servait d’une arme à feu, détruit cette arme comme opposée à la droiture des combats chevaleresques.

Cependant, les terreurs excitées par le feu grégeois se calmèrent