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Vierge et l’enfant Jésus ont leur visage de tous les jours ; ils sont ce qu’ils sont, et leur figure a du jeu. Qu’est-ce qu’un roi à qui il ne paraît pas tout simple de régner ? Qu’est-ce qu’un dieu à qui il ne semble pas tout naturel d’être dieu ?

Ce fut ainsi qu’à toutes les grandes époques on comprit la peinture religieuse. Le plus glorieux emploi que les artistes aient pu faire de leur génie fut de représenter des êtres pour qui l’extraordinaire est une chose très ordinaire ; ils ne diffèrent de nous que par la souplesse d’une âme supérieure aux événemens et que rien n’étonne : il leur en a peu coûté de devenir nos semblables, ils savent bien que nous ne serons jamais leurs égaux ; ce qu’il y a de miraculeux dans cette affaire, c’est que la lampe est d’argile et qu’elle répand une lumière divine. Personne n’a plus vécu que le Christ de Rembrandt ; il a connu toutes nos misères, il a sué toutes nos sueurs, et s’il nous paraît adorable, c’est qu’il est encore plus homme que nous.

Les Vierges de Raphaël lui-même ne sont pas nées dans les jardins du ciel ; un jour de fête j’en ai rencontré plus d’une en me rendant de Frascati à Albano. Elles sont bâties comme les paysannes des parties les plus salubres de la campagne de Rome ; elles en ont les formes pleines et robustes, l’air de force, de santé, la taille un peu épaisse. Ce sont d’incomparables nourrices ; on sent que leur fait est riche en caséum, en matière grasse, que c’est un de ces faits qui gonflent les joues des nourrissons. On sent aussi qu’elles sont aptes à toutes les besognes d’ici-bas, qu’elles ne croiront pas déroger en mettant un couvert ou en lavant des langes : les grandes âmes communiquent à tout ce qu’elles font un peu de leur grandeur, parce qu’en elles tout est naturellement divin ou divinement naturel. Mais viennent les Guido Reni, les Albane, viennent les temps où le sentiment religieux n’est plus qu’une grimace et la peinture d’église une industrie, alors apparaîtront les dieux qui représentent et qui posent, les Christs éthérés ou musqués, pédans, gourmés ou cafards, les Vierges prétentieuses et prudes, aux yeux noyés de langueur, à la chair nacrée, impropres à toutes les fonctions de la vie, et dont le principal souci est de ne pas compromettre leur divinité. N’étant pas de ce monde, elles n’ont jamais ni mangé, ni bu, et jamais elles ne parleront, n’ayant rien à dire. Elles ont choisi leur attitude, réglé jusqu’au moindre détail de leur toilette, conformément à l’étiquette du ciel ; si par l’effet d’une émotion subite elles y changeaient quelque chose, tout serait perdu. Leur immaculée pureté est une robe des dimanches que le peintre leur a prêtée ; oseraient-elles la lui rendre si elles y faisaient une tache ou un accroc ?