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convient-il pas assez. Il faut rendre justice à l’homme, il est ainsi fait que ses plus nobles souffrances sont aussi les plus aiguës. Quand il a commencé de raisonner, c’est lui infliger un supplice que de lui interdire de penser ; quand il a conçu une haute idée de la dignité humaine, c’est le réduire au désespoir que de lui donner pour maître souverain un agent de police qui ne connaît que sa consigne. Ainsi que l’écrivait Lamennais dans ses Affaires de Rome, ne pouvant interdire aux classes élevées une certaine mesure d’instruction, on réglementait scrupuleusement celle qu’on leur permettait d’acquérir, et toutes connaissances ne leur étant pas bonnes, on décomposait le spectre solaire pour ne laisser arriver jusqu’à elles que des rayons d’une couleur choisie. Le XVIIIe siècle avait répandu dans le monde l’esprit d’universelle discussion ; les gouvernemens s’y prenaient bien tard pour dire : « Quiconque discute sera traité par nous comme un malfaiteur, comme un criminel. » Il y avait, à l’Université de Padoue, un professeur d’histoire moderne ; pour s’assurer de sa discrétion, on lui envoyait ses cahiers de Vienne ; défense à lui d’y changer une phrase. A Naples, les droits énormes dont on avait frappé les livres équivalaient presque à une prohibition, ils n’y pénétraient qu’en fraude. « Si la douane, écrivait encore Lamennais, pouvait parfaitement répondre aux sages vues de l’administration, les habitans de ce beau pays, qu’ont illustré tant d’hommes remarquables, deviendraient en peu de temps les lazzaroni de l’intelligence. » Un patriote italien dit un jour à M. de Hübner : « Vous avez fait de nous des cadavres. » De son propre aveu, il ne trouva rien à répondre.

Dès son arrivée en Lombardie, il avait senti remuer ces cadavres, et il ne doutait pas que l’Autriche ne fût appelée avant peu à jouer son va-tout. Ce qui le rassurait, c’était l’étonnante verdeur du maréchal Radetsky et l’absolue confiance que cet octogénaire inspirait à ses troupes dont il était l’idole. Un jour que M. de Hübner dînait à sa table, le général Wallmoden lui dit : « Voyez comme sa main tremble, cet homme devient vieux, très vieux. » Et aussitôt, il s’assoupit. — « Regardez-le, dit à son tour le maréchal. A son âge, il est encore fou du beau sexe, il veut faire le galant et il ronfle à table. » Mais s’agissait-il de se battre, ces vieillards rajeunissaient comme par miracle, ils n’avaient plus que trente ans.

Cependant, le parti de la noblesse, des signori lombards avait fait alliance avec les sociétés secrètes, et le 18 mars, une insurrection éclatait à Milan. A la vérité, on ne s’accordait guère ; les uns voulaient annexer la Lombardie au Piémont, les autres en voulaient faire une république ; mais au commencement des révolutions, on a toujours l’air de s’entendre, les dissidences ne se prononcent que plus tard. Quelques jours après, le roi Charles-Albert déclarait la guerre à l’Autriche. Surpris par l’événement, Radetsky dut évacuer la ville pour se