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de leurs prérogatives. Mais peu à peu les classes tenues sous tutelle devaient réclamer contre leur infériorité politique.

Il importe de faire remarquer qu’au début des revendications démocratiques, le peuple suisse n’existait pas comme tel. Il n’y avait que vingt-deux républiques juxtaposées, appelées à se rencontrer dans une diète où l’on votait par cantons, et qui siégeait à tour de rôle dans les villes de Zurich, Berne et Lucerne. Le canton où se réunissait cette assemblée devenait Vorort ou canton directeur, et déléguait quelques-uns des membres de son propre gouvernement pour veiller, sous le nom de directoire, à l’exécution des décisions prises. Il n’y avait donc ni chambres nationales, ni gouvernement suisse possédant une existence propre, mais seulement une sorte de conseil supérieur des États contractans. La politique fédérale est ainsi absente du premier chapitre de notre étude. Elle n’avait fait qu’une courte apparition pendant la réunion de la Suisse avec la France, et la façon dont elle s’était alors comportée explique le peu de regrets qu’elle avait laissés.

Dans cette situation, on vit se développer le cantonalisme le plus absolu et le plus exclusif, et l’émulation dans la marche en avant faisait défaut. A l’heure où nous sommes, la politique fédérale est un élément considérable de la vie du peuple suisse et, tout en se laissant influencer par les progrès accomplis sur le terrain cantonal, il lui arrive aussi de communiquer à la politique cantonale certaines impulsions. Il y a action et réaction réciproques. Et, d’autre part, l’entrée en scène de la politique fédérale a sensiblement abaissé les barrières entre États confédérés, le particularisme politique s’est atténué, les républiques sœurs ont entretenu entre elles des rapports plus suivis, d’où est résulté un incessant échange dans les idées et les systèmes de gouvernement.

Pendant la première phase du mouvement qui nous occupe, outre que la politique fédérale n’existait pas, nous devons aussi faire presque complètement abstraction des petits cantons forestiers qui, sous le pacte de 1815, étaient revenus au régime patriarcal de la démocratie pure, et dans lesquels les grands problèmes de réforme politique agités ailleurs ne se posaient même pas.

Menacées par la rumeur populaire, les oligarchies cherchèrent à se fortifier dans leurs positions. Les événemens qui marquèrent, derrière la ligne du Jura, l’année 1830, eurent leur contre-coup en Suisse, et révélèrent l’imminence du danger. Il fallait à toute force retarder l’envahissement de la politique par les masses,