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développement ethnique, spontané et régulier, indépendant de celui de leurs voisins.

Mais ces conditions toutes particulières, qui ont fait la Suisse ce qu’elle est, disent assez combien il serait téméraire de prétendre proposer en exemple à tous les institutions qu’elle s’est données. Que les autres démocraties puissent, dans une certaine mesure, profiter des expériences faites en Suisse, nous le croyons fermement ; mais il serait aussi ridicule que peu scientifique d’admettre en ce domaine un seul mode d’évolution. Comme l’a justement remarqué M. Herbert Spencer, les peuples ne sont que très partiellement déterminés dans leurs progrès par des raisons a priori. On peut leur appliquer ce qu’Horace disait des livres : habent sua fata. Pour eux, en tout cas, imiter c’est s’assimiler et refaire en grande partie, à leurs risques et périls, les découvertes d’autrui.

Il nous a paru que le chapitre d’histoire politique que l’on va lire arrivait à son heure, en ce moment où la confédération suisse célèbre, avec un élan facile à comprendre, le sixième centenaire de sa fondation. Ce n’est pas toutefois l’histoire des six siècles d’existence de la doyenne des républiques modernes qui va nous occuper. Notre dessein est plus modeste. Nous ne considérerons chez elle que le mouvement de la démocratie, ce qui ne nous obligera pas à remonter bien haut.


I

De ce que la Suisse est dès longtemps parvenue à la possession de son indépendance comme nation, il ne faudrait pas conclure que la démocratie y soit fort ancienne. C’est le contraire qui est vrai. La souveraineté de l’État, ou la faculté pour chaque unité politique comprise dans le lien confédéral de régir elle-même ses intérêts, en n’obéissant qu’à soi, y a précédé de beaucoup la participation de tous les citoyens aux franchises et aux privilèges politiques. La souveraineté du peuple, au sens moderne du terme, se greffant sur celle de l’État, n’y date que de quelques générations.

Lorsque, à la Restauration, la Suisse se trouva reconstituée, les vingt-deux cantons dont elle se composait possédaient des droits égaux. Plus d’États souverains et de pays sujets : le régime français, sous lequel elle venait de passer, avait mis fin à cette choquante anomalie, et il n’y avait plus à revenir là-dessus.

Les gouvernemens cantonaux se recrutèrent pour la plupart dans les anciennes oligarchies, qui ressaisirent ce qu’elles purent