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voilà ce que narrent les poètes, soit en vers, soit en prose, et en ornant leurs récits de tout ce que la mesure ou le nombre peuvent donner d’harmonie et de musique à la parole humaine.

C’est bien peu de chose dans l’histoire des mondes qu’un pauvre homme luttant contre son destin. Qu’il vainque ou qu’il succombe, Aldébaran et Sirius n’en sauront jamais rien, et la terre elle-même ne s’en émeut pas. Une fourmi s’est-elle jamais arrêtée pour écouter la plainte qui sortait d’un cœur blessé ? Si la sculpture donne à l’individu une signification, une valeur qu’il n’a pas dans la nature, aucun art n’a autant que la poésie glorifié notre espèce. Elle fait de l’homme le centre d’un grand tout, dont il est la pièce essentielle et le principal souci ; quel morne ennui s’emparerait des dieux désœuvrés de l’Olympe s’il n’y avait une Troie que se disputent d’héroïques et loquaces insectes bardés de fer ! Lorsqu’elle s’occupe des champs, des bois et des nuits étoilées, c’est encore de nous qu’il s’agit ; elle cherche dans le grand magasin d’accessoires une toile de fond, des décors où s’encadrent nos sentimens, et les choses l’intéressent bien moins que leurs reflets sur nos âmes.

La poésie nous délivre de l’oppression qui nous saisit toutes les fois que nous songeons au peu de figure que fait sous le ciel notre infinie petitesse. Les plus humbles aventures du plus obscur d’entre nous lui paraissent dignes d’être rapportées et déduites en détail. Alors même qu’elle se moque de nous, qu’elle tourne en ridicule nos faiblesses et nos vices, qu’elle nous contraint de nous égayer à nos dépens, elle nous donne une haute idée de nous-mêmes : elle nous représente que ce sont là misères de grand seigneur, et que rire est le propre d’un être pensant. Si elle nous déclare que nous ne sommes rien, elle nous le signifie dans un si beau langage qu’elle couronne de gloire notre néant. S’attendrit-elle sur nos chagrins, elle nous réconcilie avec eux par l’importance énorme qu’elle leur prête.

L’homme des poètes, c’est tantôt l’éternel patient, le grand martyr, Prométhée mangé par son vautour,

Ariane aux rochers contant ses injustices,

et s’en faisant écouter. Le plus souvent, c’est un demi-dieu méconnu, qui réclame et reprend sa place ; c’est le fils de la terre et de l’esprit, qui, fier comme Rodrigue, dit à la nature : « Quand donc sauras-tu ce que je vaux ?

……. Connais-tu bien don Diègue ? »


VICTOR CHERBULIEZ.