Enfin l’homme a créé un art dont il semble n’avoir emprunté la matière qu’à lui-même. Quoique La Fontaine ait dit que tout parle dans l’univers, qu’il n’est rien qui n’ait son langage, nous avons le droit de soutenir qu’à proprement parler, la nature ne parle pas, et la poésie est la musique de la parole. Mais de son côté elle a le droit de nous répondre qu’elle parle par nos lèvres comme elle chante par le gosier de ses oiseaux. Il lui est permis de revendiquer pour elle tout ce qui en nous est l’œuvre de l’instinct, et la première création du langage articulé ne fut pas un travail raisonné ; car autrement il aurait fallu que l’homme, qui ne raisonne qu’en se parlant à lui-même, parlât avant de parler. Les langues humaines sont un produit naturel, perfectionné, transformé par notre réflexion et notre industrie, et on peut dire que la nature a fourni au premier poète la matière de son art, mais à l’état brut, comme elle fournit ses pierres à l’architecte et son marbre au sculpteur.
Plus cette matière brute a été travaillée et retravaillée par l’industrie humaine, plus il semble qu’elle soit devenue impropre à l’usage qu’en doit faire un artiste. Toute œuvre d’art est une image ou une suite d’images. Or qu’est-ce qu’un mot ? Un signe abstrait, exprimant ce qu’il y a de commun dans des milliers d’objets similaires, mais non identiques, et dont je retranche tout ce qu’ils ont de distinctif. Qu’il y a de chevaux divers dans ce monde ! Je n’ai qu’un mot pour les désigner tous. Chacun d’eux a sa robe particulière et sa façon de hennir et de caracoler. Le cheval est un être de raison parfaitement incolore, qui n’a jamais caracolé ni henni. Parler, c’est rapprocher deux idées exprimées par deux noms et les opposer ouïes unir. Cela s’appelle une proposition, et toute proposition est un jugement, et tout discours n’est qu’une succession de jugemens dérivant les uns des autres. Juger est l’opération principale ou même unique de notre esprit, en tant qu’intelligence pure. Quand j’affirme que la chaleur est une force, j’articule une incontestable vérité ; mais il n’y a dans cette vérité rien qui puisse émouvoir ou charmer une imagination.
Le langage est un instrument de l’esprit. Comment s’y prend la poésie pour le mettre au service de notre âme ? Avant d’avoir pensé, nous avons senti et imaginé. Toutes les idées générales, exprimées par des mots, dérivent des représentations particulières que nous nous étions faites des choses et qui ont été rassemblées, combinées par notre raison, ou, en d’autres termes, toutes nos abstractions sont des images refroidies et figées. Le poète les ramène à leur état primitif en nous obligeant à nous représenter tout ce qu’il nous dit. Quand le prophète Ezéchiel eut été transporté dans une vallée remplie d’ossemens blanchis, il leur cria, par l’ordre de Jéhovah : « Ossemens desséchés, écoutez la parole