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changée pour lui en loi de grâce, et pendant tout le temps que nous entendons chanter son cœur, nous sommes des esclaves émancipés, qui se croient rendus à leur véritable destinée, des oiseaux de haut vol, qui sentent pousser leurs ailes.

La musique humaine nous délivre encore en débrouillant les confusions de notre âme. Il y a en nous des profondeurs obscures où notre pensée ne pénètre jamais ; nous avons de vagues perceptions que nous ne pouvons démêler ; nous éprouvons des joies sans cause, des troubles sans motifs, des sentimens indéfinissables, qui se dérobent à toute analyse, et nous croyons nous souvenir d’aventures qui ne nous sont jamais arrivées ; ce sont là les secrets de notre maison. Nous ne sommes pas seulement des esclaves qui se jugent dignes d’être libres, nous sommes des créatures à demi conscientes, qui voudraient se connaître tout entières. C’est le service que nous rend la musique, et il nous en coûte peu d’efforts ; pour jouir des autres arts, nous sommes tenus d’être attentifs et réfléchis ; celui-ci vient nous chercher ; c’est comme un poison délicieux, qui s’insinue dans nos veines ; nous n’avons qu’à le laisser faire, et tout ce qui dormait dans notre fond le plus intime se réveille. Les passions que la musique exprime, elle les excite en nous, et elle oblige nos sentimens à se reconnaître dans les images qu’elle nous en trace. Des variétés infinies d’amours, de terreurs, de joies, de tristesses, de désirs, d’espérances terrestres, d’aspirations à l’au-delà, tout ce qu’il y avait dans notre cœur de confus, d’inexplicable, elle nous l’explique.

Par des suites de sons elle forme des phrases mélodiques, qui donnent une figure à ce qui n’en avait point, et cette figure mobile, elle l’égaie, l’attriste, l’éclairé, l’assombrit, en varie à son gré l’expression. Tel motif en appelle un autre qui lui répond ; j’étais seul, et me voilà deux, et nous causons, moi et lui ; car la musique a le don de nous dédoubler, et nous conversons avec le second moi qu’elle suscite en nous comme avec un étranger qui a vu des choses que nous ne connaissons pas et qui nous apporte des nouvelles. Cet art évocateur donne une réalité aux fantômes de nos songes. Quand Ulysse eut immolé sur les bords de l’Érèbe une brebis et un bélier noirs, il vit accourir en foule les âmes de ceux qui n’étaient plus, et après avoir goûté le sang du sacrifice, ces ombres vaines recouvrèrent la vie et la parole. Par l’action toute-puissante de la musique, nos passions, ces filles de la nuit, se sentent vivre, se possèdent, se connaissent, et comme dans la succession de ces images sonores où elles prennent conscience d’elles-mêmes, tout se lie, tout s’enchaîne, comme tout est composé, comme toutes les contradictions finissent par se résoudre,