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La première figure à la première place,
Riche d’un agrément, d’un brillant, de grandeur
Qui s’empare d’abord des yeux du spectateur ;
Prenant un soin exact que, dans tout son ouvrage,
Elle joue aux regards le plus beau personnage,
Et que par aucun rôle au spectacle placé
Le héros du tableau ne se voie effacé.


Ce héros du tableau est un roi que ses subalternes ne cachent jamais ; il a toujours un air royal, et jamais on ne prend son cocher pour lui.

Au rebours de la nature, c’est pour nous que le peintre travaille, et à chaque instant il nous dit : Voilà ! C’est un mot qu’elle n’a jamais prononcé. Le peintre sait que, comme les enfans, non-seulement nous avons la passion des images, mais nous aimons qu’on nous les montre, et, au moyen du langage muet et des signes propres à son art, il nous fournit, avec une infatigable complaisance, toutes les explications que nous pouvons désirer. Dans sa belle allégorie du printemps, Botticelli a représenté la nature sous les traits d’une femme grosse, au visage débonnaire, entourée de nymphes qui s’ébattent ; la tête penchée, les doigts levés pour bénir la terre, son regard semble chercher celui de l’homme pour lui répondre de l’excellence de ses intentions. C’est bien ainsi que nous la voyons en peinture. Elle nous cherche, elle s’offre, elle se donne, elle s’accommode à nous ; comme une lionne de ménagerie, elle consent à se laisser montrer et se prête aux fantaisies de son cornac.

Le peintre nous montre non-seulement ce qu’il a vu, mais ce qu’il a senti. Un paysagiste, tombant en extase devant un vieux noyer dont l’écorce blanchâtre était rougie par le soleil couchant, s’écriait : « Seigneur Dieu, quel ton ! » Et de grosses larmes lui tombaient des yeux. La nature cause au peintre des émotions profondes. Il entretient avec elle des relations intimes, un commerce constant ; c’est toute sa vie, sa seule raison d’exister. Il l’étudié sans cesse, et plus il l’étudié, plus il y découvre de trésors cachés ; elle lui est éternellement nouvelle. Parmi tous les artistes, le peintre est le plus amoureux, et c’est par la sorcellerie d’amour qu’il se flatte de vaincre les résistances et les refus de cette grande ennemie qu’il adore. Il l’aime éperdument, et il lui arrive souvent de s’en croire aimé. Il ressemble au petit pâtre de la légende qui, en passant au pied d’un château, aperçut, penchée à sa fenêtre, une princesse belle comme le jour ; il lui jeta un baiser et crut entendre une voix très douce qui lui disait : « Mon berger, soyez le bienvenu ! » Le lendemain, il ne vit plus personne, et la voix ricaneuse d’un cobold lui cria : « Adieu, toi qui fus mon berger ! »