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n’ayant cure de nos plaisirs, elle ne se croit pas tenue de nous préparer des spectacles. La plante que nous avions cultivée avec amour, et dont nous attendions impatiemment la floraison, nous savons qu’elle ne vivra qu’un jour ; mais peut-être ne viendra-t-elle pas à bien ; nous la verrons s’étioler avant d’avoir fleuri, et elle ne fleurira qu’à moitié : il suffit pour cela d’une gelée tardive ou d’un insecte. Nos joies sont périssables, et trop souvent elles sont incomplètes.

Il y a d’heureux et de funestes accidens ; ils proviennent tous de la rencontre de forces hétérogènes qui coexistent dans le temps et dans l’espace et qui s’ignorent les unes les autres. Quand la pluie tombe, elle a ses raisons de tomber ; mais c’est hasard si elle nous nuit, c’est hasard si elle nous sert. Peu lui importe de féconder les champs ou de verser les blés, de déconcerter les plans d’un général, de troubler une fête ou un rendez-vous, d’enlaidir un paysage, de déranger les observations d’un astronome ; elle tombe parce qu’elle doit tomber, et elle ne s’occupe que de faire son métier ; que chacun fasse le sien comme il pourra ! Le pommier a le droit de croître et de porter des pommes ; mais le puceron lanigère a, lui aussi, le droit d’exister, et il ne voit dans le pommier qu’une table servie à son intention. Il y avait quelque chose du ciel, de l’air de l’Attique dans l’âme de Phidias et de Platon, comme dans le miel des abeilles du mont Hymette ; l’air et le ciel de certaines contrées produisent des goitreux et des idiots. Supprimez les accidens de lumière, vous n’aurez presque plus rien à regarder dans ce monde ; mais supprimez la cuscute, la nielle et le mildew, et personne ne s’en plaindra. Retranchez l’accident de l’histoire, vous en retranchez le drame ; mais combien de pièces, heureusement nouées, n’ont eu, par malchance, que de piètres dénoûmens !

Le hasard joue un rôle si considérable dans notre vie, que raconter notre histoire c’est raconter nos fortunes, et déjà il avait présidé à notre naissance. Un homme et une femme se sont rencontrés fortuitement, et leur santé, leur tempérament, leur humeur, leurs affaires, leurs plaisirs, les circonstances qui accompagnèrent la conception, les impressions qui ont troublé ou favorisé la grossesse, décident de ce que sera l’enfant. C’est une aventure, une fantaisie du sort que ce petit être vagissant qui semble être né malgré lui, tant il fait grise mine à la vie. Que deviendra-t-il ? Nous apportons tous au monde le germe d’un caractère, d’une destinée, mais il faut que l’étoile s’en mêle : beaucoup de fleurs ne nouent pas et la vigne coule souvent. Pour qu’il y eût un Napoléon, il fallut que Charles-Marie Bonaparte, ayant connu Maria-Lætitia Ramolino, lui donnât au moins deux enfans, et