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N’est-ce pas acquérir vingt âmes de rechange que de contempler tour à tour le monde par les yeux d’Eschyle et d’Aristophane, de Lucrèce et d’Horace, de Molière et de Dante, ou de pouvoir se répéter les airs que bourdonnait la vie aux oreilles de Grétry ou de Beethoven ? C’est un pauvre homme que celui qui ne vit que de sa propre substance ; savoir sortir de soi, voilà le plus grand avantage qu’ait le civilisé sur les âmes incultes.

Butscha est le plus spirituel des clercs de notaire, et je le tiens pour un vrai civilisé. Il finira par comprendre que l’imagination d’autrui peut lui être de quelque secours, ne fût-ce que pour varier ses plaisirs. Quand elle ne serait ni plus riche, ni plus puissante, ni plus souple, ni plus colorée que la sienne, s’il la prend quelquefois à son service, il pourra dire comme cette paysanne infirme, qui avait fait transporter son lit d’une fenêtre d’où elle apercevait son poulailler à une autre fenêtre, donnant sur un carré d’artichauts et sur un petit pré où broutait sa chèvre : « Je ne sais pas si c’est plus joli, mais cela me change. »


XV

Non-seulement l’art est pour notre imagination la meilleure des disciplines, et en l’assouplissant, la façonnant, il accroît son fonds naturel et lui enseigne à multiplier ses jouissances ; il lui rend d’autres services plus précieux encore. Il y a presque toujours du mélange dans les plaisirs esthétiques que lui procurent les réalités ; les joies qu’elles lui donnent sont souvent accompagnées d’un sourd malaise ou gâtées par des regrets, des inquiétudes, de cruels mécomptes. L’art se charge d’accommoder ses différends avec le monde, et ce médiateur est un libérateur.

Ce qui tout d’abord gâte et attriste ses joies, c’est la désolante mutabilité des choses. Rien ne reste, tout s’écoule, tout passe comme l’ombre, a dit le sage. D’une heure à l’autre, les lieux, les figures changent, et nous ne les reconnaissons plus. Un heureux concours de circonstances leur avait donné tout leur prix en leur permettant de nous révéler leur grandeur ou leur charme. Qu’est devenu le paysage qui nous enchantait ? Que sont devenues les grâces dont le jeu nous avait séduits ? Les circonstances ont changé, la grandeur s’est anéantie, le charme s’est envolé. Encore si l’impression que nous avons reçue des choses dans un heureux moment de leur existence demeurait en nous vive et fraîche, si nos images avaient le don d’immortelle jeunesse ! Mais nous sommes soumis, nous aussi, à la loi de l’éternel devenir, et, comme nous, nos images vieillissent. Nous retrouvons, nous devinons sous leurs rides ce qu’elles étaient jadis ; mais l’émotion